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Moyen Orient et Monde - Les lettres de Jacqueline A.

À l’attention de Manuel Valls,

Ma fille a un goût prononcé pour le superlatif. Elle l'a hérité de son père. Moi, je suis plutôt dans l'euphémisme. Question d'éducation.
Ma fille, comme son père, ne va pas dire d'un bon steak qu'il est bon. Dans sa bouche, le steak est magnifique. Un acteur qui offre une bonne prestation est, à ses yeux, génial. Quand elle aime, tout devient extraordinaire, incroyable, exceptionnel. Je ne l'ai jamais vue plaider, mais j'imagine qu'elle y met la même passion. Elle est avocate ma fille.
Parfois, j'envie son enthousiasme, ses emballements. Parfois, aussi, ce galvaudage me peine.
Voyez-vous M. le Premier ministre, j'ai été enseignante à Paris, puis à Beyrouth, ma ville natale. J'ai toujours éprouvé un vrai respect pour la langue arabe. Nonobstant, j'ai un faible pour le français.

Le français n'est pas seulement une langue dans laquelle je me sens à l'aise, bien, c'est une langue avec laquelle j'aime jouer. Tant de mots, qu'un esprit trop affairé pourrait estimer interchangeables, alors qu'ils ne le sont jamais vraiment.
Un exemple : Américain et États-Uniens ou Étatsunien, voire Étasunien, c'est selon.
L'Américain est un mot fourre-tout. Un ressortissant des États-Unis est un Américain, mais un ressortissant du Mexique l'est aussi. Ou du Canada. Or ces derniers sont aussi, et respectivement, des Mexicains et des Canadiens. Vous me suivez Manuel Valls ?
Alors pourquoi pas d'États-Uniens ? Il existe ce mot, depuis peu certes. C'est le Québec, bien sûr, qui en aurait accouché il y a une soixantaine d'années. Je vous accorde qu'il n'est pas très doux à l'oreille. Allez, je reconnais même qu'il est franchement irritant voire légèrement pédant. Mais il a un sens et donc le droit d'exister, voire d'être aimé.

Les mots m'ont toujours accompagnée. Les mots dans les livres surtout. Ils m'ont fait rire, rêver, réfléchir, m'ont agacée, choquée, consolée.

Depuis trois jours, ma fille est à Rome. Elle a évoqué une conférence, mais dans des termes si flous que je subodore une escapade avec son fiancé. Il est avocat lui aussi. À son âge, me cacher ce genre de choses....
Quoi qu'il en soit, je dois meubler le silence.
Je le meuble avec les mots des livres, le soir, et avec ceux de la radio, le matin.
C'est à la radio que je vous ai entendu dénoncer « un apartheid territorial, social, ethnique ».
Je me trompe peut-être, Manuel – vous êtes Premier ministre, je ne suis qu'une enseignante à la retraite –, mais la notion d'apartheid renvoie à l'idée de politique posée, volontaire, définie, systématique.
Que pensez-vous des mots ségrégation, discrimination. Ne seraient-ils pas plus appropriés, mon petit Manuel ?
Les mots sont vecteurs de sens et d'émotions. Cherchiez-vous à choquer ?
Je comprends que dans le brouhaha ambiant et permanent, il soit nécessaire de se faire remarquer, que la nuance passe à la trappe. Il faut être impactant, comme dirait ma fille.
Pour être honnête avec vous, mon petit Manuel, ce n'est pas tant le mot apartheid qui m'a embêtée, en fait, que ce que vous avez dit après : « Peu importe les mots, l'essentiel, c'est d'agir. »
M. le Premier ministre, vous n'enlèverez pas de ma tête d'enseignante que les mots importent.

Bien à vous,
Jacqueline A.

 

La précédente lettre de Jacqueline A.

Ma fille a un goût prononcé pour le superlatif. Elle l'a hérité de son père. Moi, je suis plutôt dans l'euphémisme. Question d'éducation.Ma fille, comme son père, ne va pas dire d'un bon steak qu'il est bon. Dans sa bouche, le steak est magnifique. Un acteur qui offre une bonne prestation est, à ses yeux, génial. Quand elle aime, tout devient extraordinaire, incroyable, exceptionnel....

commentaires (3)

Ou, Manuel Sarkozy et Nicolas Valls !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

12 h 43, le 30 janvier 2015

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Commentaires (3)

  • Ou, Manuel Sarkozy et Nicolas Valls !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    12 h 43, le 30 janvier 2015

  • Aux grands maux les grands remèdes, mais y a t-il un remède contre l'épidémie des grands mots?

    Marlier Didier

    19 h 32, le 29 janvier 2015

  • M. le Premier ministre, vous n'enlèverez pas de ma tête d'enseignante que les mots importent. Et beaucoup même! A tel point que des mythologies entières sont basées sur des mots...La plus fameuse, bien sûr, étant celle du "Verbe qui s'est fait chair...", qui continue à turlupiner le tiers des descendants de l'homo sapiens....

    Georges MELKI

    10 h 02, le 23 janvier 2015

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