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Moyen-Orient - ENQUÊTE INÉDITE

Enlèvement des archevêques d'Alep : la piste turque, les infiltrations russes et le silence américain | 2/3

Deuxième des trois volets de notre enquête inédite sur l'enlèvement des archevêques d'Alep Boulos Yazigi et Youhanna Ibrahim. 
Enlèvement des archevêques d'Alep : la piste turque, les infiltrations russes et le silence américain | 2/3

Les archevêques Boulos Yazigi et Youhanna Ibrahim. Illustration Jaimee HADDAD

Début avril 2013, Youhanna Ibrahim, archevêque syriaque-orthodoxe d’Alep, entre en contact pour la première fois, via un tiers, avec Abbas Ibrahim, chef de la Sûreté générale libanaise (SG). Si ce n'est leur patronyme, les deux hommes ne semblent pas avoir grand-chose en commun. Le premier est un homme de foi et un intellectuel reconnu dans la région, pressenti pour être le prochain patriarche des syriaques-orthodoxes. Le second est un militaire devenu négociateur incontournable dans des affaires sécuritaires, diplomatiques, et pressenti, lui, pour jouer un rôle politique de premier plan.

Mais depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne deux ans plus tôt , ils ont un autre point commun. Le haut dignitaire religieux a endossé le costume de médiateur discret dans certains dossiers d’enlèvements, notamment de chrétiens, dans la province d’Alep. Le conflit a d’ores et déjà débordé sur le pays voisin et le puissant général œuvre, pour sa part, depuis près d’un an à la libération de neuf ressortissants chiites capturés par un groupe rebelle en mai 2012 dans cette même région, alors qu’ils revenaient d’un pèlerinage en Iran. « L'archevêque Ibrahim m’a proposé son aide », raconte à L’OLJ en mai 2023 l’ancien patron de la Sûreté, enfoncé dans son fauteuil club. « Malheureusement, je n’ai pas eu l’occasion de lui répondre puisque, une semaine plus tard, c’est lui qui s’est fait enlever... »

L'ancien chef de la Sûreté générale dans son bureau, en juillet 2023. Mohammad Yassine

Depuis qu’il a quitté son poste à la direction de la SG en mars 2023, Abbas Ibrahim reçoit au troisième étage d’un immeuble cossu, sous haute surveillance, dans la banlieue sud. « Je n’ai pas encore tous mes fichiers sous la main, je viens de m’installer, mais vous pouvez consulter ceux-ci », dit-il en tendant deux dossiers de quelques pages chacun qu’il extrait d’un placard, et qui relatent l’enlèvement des deux archevêques d’Alep le 22 avril 2013. « Cette histoire, c’est un peu comme celle de l’imam Moussa Sadr. Est-ce qu’on saura un jour la vérité sur ce qui s’est passé ? Je ne sais pas… »

Lire le premier épisode de l'enquête

Enlèvement des archevêques d'Alep : qui avait intérêt à faire disparaître Boulos Yazigi et Youhanna Ibrahim ? | 1/3

Celui qui a occupé pendant douze ans l’un des plus hauts postes sécuritaires et stratégiques du pays et s’est vu confier les missions les plus délicates, vient-il de faire aveu d’impuissance dans cette affaire-là ? Lorsqu’à l’époque il se voit confier la tâche par les Églises orientales, Abbas Ibrahim entre d’abord en contact avec les autorités syriennes pour obtenir les éléments liés aux circonstances de l’enlèvement. Lors de notre rencontre, il tend un frêle dossier ressemblant davantage à une compilation de documents administratifs qu’à une enquête, nous permettant uniquement de le consulter sur place. Les circonstances de l’enlèvement sont rédigées en arabe, et des demandes officielles d'entraide avec les autorités turques et qataries sont annexées. Ces deux pays apportent alors un soutien financier et logistique à des groupes de la rébellion armée anti-Assad, et sont donc susceptibles de détenir des informations cruciales sur le sort des archevêques. Mais d’Ankara à Doha et de Damas à Moscou, où il se rend à plusieurs reprises, la réponse sera la même : « Nous n’en savons rien », lâche-t-il, en insistant bien sur chaque mot.

Piste tchétchène

Dans les premiers articles de presse qui paraissent, il est mentionné de manière un peu vague que les deux religieux ont été enlevés alors qu’ils menaient une « mission humanitaire ». L'archevêque Ibrahim, à l’initiative de l'expédition, est alors l’un des rares, voire le seul, à servir de médiateur entre les deux camps dans la région, où des échanges de prisonniers sont parfois négociés, selon le seul rescapé du rapt, Fouad Eliaa. L'archevêque Boulos Yazigi, un fin lettré, auteur de nombreux ouvrages mais plus discret, n’a jamais endossé ce rôle et sa présence lors de l'expédition est fortuite. « Étaient-ils devenus encombrants pour les parties qui occupaient le terrain, seul le bon Dieu le sait, mais nous tenons à savoir », s’interroge,  « sans savoir qui accuser », l'ancien député de Aley (confondateur du Parti démocratique libanais, Arslane, prosyrien) Marwan Abou Fadel, secrétaire général du parti la Rencontre orthodoxe.

Commémoration de la disparition des archevêques à l'hôtel Sofitel, à Beyrouth, à l'initiative de la Rencontre orthodoxe. Caroline Hayek

Au moment de leur disparition, tant pour les autorités syriennes que les Églises et leurs représentants, le coupable est alors tout désigné : il ne peut s’agir que de l’opposition qui cherche à déstabiliser les communautés chrétiennes en s’attaquant à deux de ses membres les plus éminents. L’origine des quatre mercenaires auteurs de l’attaque pointe dans ce sens. Selon le témoignage de Fouad Eliaa, il s’agit de Tchétchènes. Le ministère syrien du Waqf, chargé des Affaires religieuses, s’empresse d’ailleurs de le mentionner dans un communiqué le lendemain du rapt, affirmant avoir des preuves que les ravisseurs sont des « mercenaires tchétchènes qui œuvrent sous la houlette d’al-Nosra (branche syrienne d’el-Qaëda ) ». Celui-ci se base sur l’interrogatoire du seul témoin de l’enlèvement, précisant qu’il souhaite rester anonyme. « Selon cette personne-là, les ravisseurs parlaient en arabe littéraire et avaient l'air d'étrangers. Ils lui ont dit qu'ils étaient des jihadistes tchétchènes », indiquent les autorités de Damas. Le témoin en question, qui n’est autre que Fouad Eliaa, affirme pourtant à L’OLJ n’avoir jamais parlé aux autorités durant les jours qui suivirent l’enlèvement. Il dément d’ailleurs cette version : « Ils ne parlaient pas du tout, mais se faisaient comprendre par des gestes », soutient-il.

« Ce sont des infiltrations sécuritaires russes »

Dès 2011, des centaines de jihadistes originaires de Tchétchénie et de la république voisine, le Daghestan, vont s’envoler pour le « Bilad el-Cham », encouragés en sous-main par Moscou, ravi de les voir se battre loin de chez lui. C’est dans la région d’Alep qu’ils réapparaissent fin 2012 et combattent aux côtés des factions locales, avant de rejoindre, plus tard, des mouvements radicaux comme al-Nosra, ou l’État islamique. Début 2013, une brigade russo-tchéchène opérant dans la région d’Alep est accusée par le groupe rebelle « Liwa el-Islam » (rebaptisé depuis « Jaych el-Islam ») de s’emparer de villages par la force et d’y faire régner la terreur. « Or qui a introduit certains caucasiens dans les zones de l’opposition syrienne ? Ce sont des infiltrations sécuritaires russes », accuse George Sabra.

« Ces hommes seraient soupçonnés d’être manipulés par les “moukhabarates” russes et de se livrer aux exactions qui leur sont reprochées – parmi lesquelles l’enlèvement, le 22 avril, de deux évêques d’Alep », écrit, six jours après les faits, l’ancien diplomate français (en poste en Syrie entre 2001 et 2008) Wladimir Glasman, dans son blog Un œil sur la Syrie. Le but ? « Contribuer à décrédibiliser l’ensemble de la révolution et attiser les violences interconfessionnelles dans lesquelles le régime en place continue de voir l’une de ses possibles planches de salut. »

Lire le troisième épisode de l'enquête

Enlèvement des archevêques d'Alep : le chemin de Damas | 3/3

Le régime syrien et ses relais accusent Nour al-Dine el-Zinki, un groupe proche des Frères musulmans et soutenu par la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite et les États-Unis, d’être les véritables commanditaires de l'enlèvement. Au sein du commandement de la rébellion armée, et notamment dans les rangs de l’Armée syrienne libre (ASL), qui regroupe une dizaine de factions dont Zinki, une cellule de crise est mise en place. « Tout ce que l’on savait, c’est que les kidnappeurs étaient des mercenaires disparus aussi vite qu’ils étaient apparus. Nous avons contacté un à un tous les groupes de l’opposition, mais cela n’a rien donné », se remémore un ancien représentant de l’ASL, sous couvert d’anonymat. « En cas d’enlèvements par des groupes de l’opposition, des informations circulaient. Il y avait toujours un accès, et même chez les groupes jihadistes comme al-Nosra ou Ahrar al-Cham », fait toutefois observer le politologue Ziad Majed.

L'archevêque grec-orthodoxe d'Alep Boulos Yazigi. Photo groupe Facebook éponyme

Dans les coulisses diplomatiques aussi, les choses s’activent. À Doha, les émissaires se succèdent. En octobre 2013, face au patriarche maronite d'Antioche et de tout l’Orient, le cardinal Béchara Raï, l’émir Tamim ben Hamad al-Thani promet de « jeter tout son poids dans la balance pour déterminer le sort des évêques et obtenir leur libération ».

« Cet incident ne pouvait que jeter le discrédit sur notre cause, donc il fallait absolument trouver les auteurs. Des sommes faramineuses, on parle de dizaines de millions de dollars, ont été proposées par les Qataris en échange de leur libération, mais on ne savait pas à qui s’adresser et personne n’est sorti du bois », poursuit l’ancien représentant de l’ASL. Six mois plus tard, les espoirs sont pourtant toujours là. Après une visite chez le patriarche grec-orthodoxe, le vice-Premier ministre libanais Samir Mokbel assure que les deux évêques « sont en bonne santé et se trouvent en lieu sûr ». Les premières années, les rebondissements de ce genre surgissent de temps en temps : des ouï-dire, des rumeurs, mais rien de palpable. Jamais aucune preuve de vie ne parviendra aux familles. Toutes ces circonstances troubles finissent par semer le doute dans les rangs de l’opposition syrienne. « Personne ne s’est jamais manifesté pour “profiter” politiquement de ce rapt. Or, s’ils étaient effectivement détenus par un groupe de l’opposition, il y aurait eu des indices en coulisses ou des demandes de rançons », suppose George Sabra.

« Erdogan derrière le meurtre »

Interrogé par l’agence de presse argentine officielle Telam, en mai 2013, le président syrien, Bachar el-Assad affirme avoir eu des informations sur la présence des deux prélats à la frontière syro-turque. Il dit suivre de près la question pour les libérer d’entre les mains des « terroristes ». Ce sera la seule et unique fois qu’il évoquera le sujet publiquement. À la télévision d’État, on rapporte ponctuellement des éléments de l’enquête en cours. « Et là, ils annoncent que c’est Erdogan lui-même qui a ordonné leur meurtre », raconte, non sans ironie, Ayman Abdelnour, ancien conseiller de Bachar el-Assad (jusqu’en 2004) et président de l’ONG d’opposition Les Syriens chrétiens pour la paix. La piste turque serait privilégiée par les autorités du fait des liens de ce pays avec la rébellion, et, puisqu’aucun indice n’émane depuis le territoire syrien, les archevêques ont pu y être emmenés. Des médias religieux relayant une ONG russe font circuler cette hypothèse en se basant sur les informations d’un relais du régime syrien, le mufti de la République, Ahmad Badreddine Hassoun. Le mobile évoqué par ce dernier ? Ankara voudrait transférer le siège du patriarcat orthodoxe d’Antioche, qui se trouve à Damas, en Turquie…

« Le contact avec les autorités turques était permanent », affirme, lors de notre entretien en 2023, Abbas Ibrahim. En octobre 2013, il s’était rendu sur place alors qu’un prétendu accord pour leur libération semblait sur le point de se concrétiser en même temps que celle des pèlerins libanais chiites. « Une fausse piste », avoue ce dernier. « Beaucoup de personnes lambda en Turquie nous ont proposé des échanges, des images ou des preuves de vie contre de l’argent. C’était du vent », raconte le général. « Les Turcs assuraient qu’ils n’y étaient pour rien. Aucune information sérieuse n’est parvenue de ce côté », appuie pour sa part un important émissaire libanais, sous couvert d’anonymat.

Jamil Diarbakerli, directeur éxécutif de l'Obsevatoire assyrien des droits de l'homme et neveu de l'archevêque Youhanna Ibrahim. Photo DR

En 2014, le ministère des Affaires étrangères turques dément une fois pour toute dans un communiqué les accusations syriennes et assure déployer ses efforts pour parvenir à leur libération. « Il est évident que ces allégations sont avancées par certains cercles pour mettre la Turquie dans une situation difficile et pour servir leurs propres objectifs », relate le communiqué. « Même si nous ne devons écarter aucun des acteurs, je ne vois pas quel serait le but de la Turquie dans cette affaire », estime Jamil Diarbakerli, directeur exécutif de l'Observateur assyrien pour les droits de l’homme (ONG basée en Suède) et neveu de l'archevêque Ibrahim.

Grands absents ?

Alors que le monde entier semble parti à leur recherche, un pays, et non des moindres, manque à l’appel : les États-Unis. Ils ne se sont pas joints au flot de condamnations vigoureuses du Vatican et des chefs d’État arabes et occidentaux. Le gouvernement américain a hésité, dans le passé, à parler avec « trop d'assurance de la persécution des chrétiens, de peur d'être considéré comme l'avant-garde d'une sorte d'impérialisme chrétien », avance en guise d’explication, tout en le déplorant, Thomas Farr, un ancien directeur du Bureau de la liberté religieuse internationale au département d’État, interrogé le 24 avril 2013 par l’Agence d’information catholique. Un mois plus tard, soixante-douze membres du Congrès américain  exhortent le département d’État à rectifier le tir et « à faire de la libération immédiate et du retour en toute sécurité des métropolites Yazigi et Ibrahim une priorité dans (leurs) efforts dans la région ». Mais l'administration américaine reste silencieuse. À cette période, la priorité de Washington est ailleurs : soutenir militairement l’ASL, après avoir obtenu les preuves de l’utilisation d’armes chimiques par le régime.

Un silence d’autant plus incompréhensible que l'archevêque Youhanna Ibrahim est détenteur de la nationalité américaine. « Ils n’ont absolument pas pris la chose au sérieux. Est-ce parce qu’il était binational ? » interroge son neveu Jamil Diarbakerli. « De toute façon, le sort des chrétiens dans la région ne leur importe pas. »

« Nous ne resterons plus silencieux »

Onze ans plus tard, cette politique n'a pas changé. Le département d’Etat américain, à travers son porte-parole Noel Clay, a indiqué à L’OLJ en mai 2023, n’avoir « rien à dire sur le sujet ». Après plusieurs demandes d’accès et quatre mois d’attente, notre titre a toutefois obtenu, des autorités américaines, des documents déclassifiés en exclusivité dans le cadre du Freedom of Information Act. Dans le dossier de 69 pages, se trouvent des articles de journaux, des correspondances entre fonctionnaires un peu vagues sur le sujet, des briefings sur la situation en Syrie et des demandes d’aide émanant d’associations chrétiennes, de religieux ou de civils.

Mais il y a une note particulière qui retient l’attention. En avril 2017, une pétition lancée par l’Union internationale chrétienne, une ONG basée aux États-Unis, exhorte ce pays à fournir des réponses sur leur disparition, et mentionne la citoyenneté américaine de Youhanna Ibrahim. « Cela fait maintenant quatre ans que nous enquêtons en coulisses. Nous ne resterons plus silencieux. Conformément à la loi sur la liberté d'information et au fait que l'un de ces hommes est un citoyen américain, nous exigeons désormais du gouvernement des États-Unis en particulier ainsi que de la communauté internationale en général qu'ils nous fournissent des réponses sur le lieu où ils se trouvent », mentionne le texte original.

Dans un des échanges par e-mail entre fonctionnaires au département d’État datant d'avril 2018, l’un d’entre eux écrit ceci : « Avec cette pétition en ligne, on pourrait nous poser des questions. Nous avons étroitement gardé (secret) le fait de sa citoyenneté américaine. » Il indique ensuite que le HRFC (Cellule de fusion pour la récupération des otages) planifiera un appel avec le neveu. « Personne au gouvernement américain ne m’a appelé à ce moment-là, ni à aucun autre moment », assure Jamil Diarbakerli. Toujours selon les documents, le FBI a demandé à une personne, dont le nom est expurgé, de contacter le paroissien à l'origine de la pétition pour lui demander de retirer la mention de citoyenneté. Ce dernier a refusé. La version aujourd’hui en ligne a, en tout cas, été débarrassée de cet élément. « J'ai reçu plusieurs appels, de l'archidiocèse syriaque orthodoxe, puis d'un membre de la famille, qui m'a demandé de l'enlever par mesures de sécurité, alors nous l'avons fait », explique pour sa part Joseph Hakim, président de L'Union internationale chrétienne. 

Document déclassifié du département d'État américain obtenu par « L'OLJ », en août 2023.


Document déclassifié du département d'État américain obtenu par « L'OLJ », en août 2023.

Pourquoi les États-Unis ont-ils délibérément tu le fait que l’un de leurs citoyens avait été enlevé ? Knox Thames, aujourd’hui professeur d’université, est un « familier de ces deux cas tragiques » et se dit ravi qu’on les « mette en lumière ». En 2015, il est nommé conseiller spécial pour les minorités religieuses au Proche-Orient, au département d’État. C’est le seul à avoir accepté de répondre à nos questions. Mais une fois reçues par « e-mail », le malaise est palpable. Il élude. « Si l'on apprenait qu'ils ont la nationalité américaine, cela les mettrait encore plus en danger. Je ne sais pas si c'est la logique, mais ce serait une sage décision de la part de ceux qui travaillent à leur retour », écrit-il.

Pourtant, les enlèvements en Syrie de deux ressortissants américains, Austin Tice en août 2012 et de Kayla Mueller en août 2013, ont, eux, été reconnus publiquement par le gouvernement américain. « Leur priorité, c’est la libération de Tice, qui est détenu par le régime syrien. Les Américains sont en train de négocier directement avec Damas », lâche un diplomate arabe, sous anonymat. Les Américains ont-ils compris assez tôt qu’ils n’obtiendraient rien sur Youhanna Ibrahim ? Ou que, pour obtenir Pierre, il fallait lâcher Paul ?

Offre de récompense en échange de toute information concernant cinq clercs « retenus par l'État islamique ».

En juillet 2019, le programme Reward for Justice annonce une récompense de 5 millions de dollars en échange de toute information sur l’enlèvement des deux prêtres Michael Kayyal et Maher Mahfouz, des archevêques Youhanna Ibrahim et Boulos Yazigi et du père Paolo Dall’Oglio. Curieusement, ces enlèvements sont tous présentés comme étant du fait de l’État islamique. Si le père jésuite italien a, en effet, été enlevé par l’EI en juillet 2013 à Raqqa, cette hypothèse est donc également valable aux yeux de la diplomatie américaine concernant les clercs syriens. Les premiers auraient été enlevés par « des extrémistes membres présumés de l’EI », alors que les seconds auraient été kidnappés « par des personnes alignées au Front al-Nosra, branche syrienne d’el-Qaëda », mais ont « été transférés ensuite à l’EI ». Aucun des interviewés dans le cadre de cette enquête, témoins, diplomates, opposants, militaires, ou même proches du régime, n’a jamais mentionné l’EI comme potentiel commanditaire de l'enlèvement. Il faut dire qu’à la période des faits, l’EI n’est encore qu’à ses débuts sur le territoire syrien et ne pèse pas de tout son poids dans la province d'Alep, où a eu lieu le rapt. 

Brouiller les pistes

En janvier 2020, soit près de sept ans après leur disparition, un long article présenté comme une « enquête », bourrée d’incohérences, est publié en anglais sur le site Medium, signé par un « chercheur syrien basé aux États-Unis » du nom de Mansour Salib. Selon sa thèse, l’enlèvement des évêques, et avant eux, celui des deux prêtres, auraient été organisés par Georges Sabra avec l’aide des services de renseignements turcs, le tout chapeauté par « les États-Unis », afin de « déstabiliser la situation dans le pays ». « Leur martyre était prédéterminé bien avant l’enlèvement, au moment où le chef de l’opposition syrienne rencontrait des représentants des services spéciaux américains et turcs. »

Une « fake news » est née

Pour ce faire, Ibrahim et Yazigi auraient ainsi été enlevés, puis tués en décembre 2016, par des islamistes de Nour al-Din al-Zenki, un groupe rebelle islamiste, dans le but de les contraindre à se convertir à l’islam. Le seul témoin cité dans cette « enquête » est un certain Yasser Mehdi, présenté comme l’un des geôliers des deux évêques, qui fut par la suite arrêté par l’armée syrienne. « J’ai été contacté par  “e-mail” et j’ai répondu aux questions comme je le fais à chaque fois que des journalistes me contactent. Mais lorsque le texte est sorti, je l’ai trouvé très suspect. Mes réponses ont été manipulées pour servir une théorie, qui colle parfaitement à la version des autorités syriennes et à laquelle je ne souscris pas », résume Jamil Diarbakerli. En novembre 2019, il est contacté, en anglais, par un certain Klaus Ulbricht qui se présente comme journaliste sans préciser son affiliation ou le média pour lequel il travaille. Le hic ? Aucun journaliste portant ce nom-là n’existe. Selon nos recherches, l’adresse email utilisée pour l’interview semble avoir été créée sur Gmail uniquement à ces fins et n’a que peu servi depuis. L’article est mis en ligne sur la plateforme Medium, un site qui permet à n'importe qui de publier ses écrits. Le pseudonyme de l’auteur, « Mansour Salib » se présentant comme « chercheur syrien aux États-Unis » aurait servi à donner davantage de crédit et de poids à la publication.

Une « fake news » est née. Il lui faut désormais se disséminer. Et quoi de mieux que de s’immiscer au plus haut sommet de la chrétienté : au Vatican. Relayée, sans remise en question, par l’agence Fidès, l'organe d'information des Œuvres pontificales missionnaires du Saint-Siège, elle va faire les choux gras des médias ou des associations proches de l'extrême droite, favorables à Bachar el-Assad. Plusieurs médias libanais vont d’ailleurs se laisser berner. Les Églises orientales, elles, ne communiqueront pas sur le sujet.

L'achevêque grec-orthodoxe Boulos Yazigi et l'archevêque syriaque-catholique Youhanna Ibrahim.

Ce n’est pas la première fois que la machine de propagande se met en branle. « Depuis le premier jour, il y a des parties au Liban affiliées au régime syrien, de la moumanaa qui répandent des infos contradictoires pour que les gens regardent ailleurs », déplore le neveu. Les premières années, différents relais vont partager de fausses informations. Leur but ? À la fois redonner espoir à la communauté chrétienne syrienne qui s’est réduite comme peau de chagrin, mais aussi et surtout montrer que le régime syrien participe activement à la recherche des archevêques. Passée maître en ce domaine, la très controversée sœur Agnès-Mariam de la Croix. Cette religieuse libano-palestinienne, mère supérieure du monastère Saint-Jacques le mutilé, à Qara, dans la province de Homs, aussi dévouée à Assad qu’à Jésus, surnommée la « chabiha médiatique », annonce en 2016 via le média de propagande russe Spoutnik que les deux clercs sont vivants et qu’ils se trouvent à Raqqa, alors aux mains de l’État islamique.

« Le moment est désormais venu de révéler la vérité choquante »

Au matin du 7 avril 2023, un mystérieux cheikh du Akkar lâche une bombe, deux semaines à peine avant le 10e anniversaire de l’enlèvement des deux archevêques. S’affichant comme un véritable porte-parole du régime syrien, Abdel Salam Harrach, coordinateur au sein du Mouvement de la Résistance arabe, déclare à l'agence nationale d’information libanaise que l’État syrien a traité de la question, comme il a pu le faire lors de l’enlèvement des religieuses de Maaloula et que le moment est « désormais venu de révéler la vérité choquante ». Les deux archevêques sont morts depuis « le début de leur enlèvement ». La veille des déclarations du cheikh, à l’occasion d’une cérémonie à leur mémoire, Abbas Ibrahim affirmait pourtant le contraire à L’OLJ, assurant même avoir eu des nouvelles d’eux en 2022.

La déclaration du cheikh est suivie le jour même par un démenti de la famille de Youhanna Ibrahim qui demande à ce que ces allégations « non fondées par des preuves matérielles » ne soient pas prises au sérieux. « Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Il y a eu plusieurs fausses informations de ce genre, des échanges de preuves de vie ou des photos contre de l’argent », rapporte l’ancien député Marwan Abou Fadel, secrétaire général de la Rencontre orthodoxe, qui affirme que l’Église grecque-orthodoxe n’a jamais payé pour obtenir des informations. « Celle-ci est malheureusement tombée plusieurs fois dans le panneau », contredit l’émissaire libanais sous anonymat.

Jamil Diarbakerli, en revanche, est persuadé que le cheikh en question a reçu des ordres pour tenir un tel discours. « Comment un simple cheikh pourrait détenir ce genre d’informations ? » interroge-t-il. « Regardez son affiliation et vous trouverez la corrélation »...

Richard Salameh et Guilhem Dorandeu ont contribué à cette enquête. 

Episode 3

Enlèvement des archevêques d'Alep : le chemin de Damas | 3/3

Début avril 2013, Youhanna Ibrahim, archevêque syriaque-orthodoxe d’Alep, entre en contact pour la première fois, via un tiers, avec Abbas Ibrahim, chef de la Sûreté générale libanaise (SG). Si ce n'est leur patronyme, les deux hommes ne semblent pas avoir grand-chose en commun. Le premier est un homme de foi et un intellectuel reconnu dans la région, pressenti pour être le...

commentaires (3)

Ne cherchez pas trop loin , des crimes pareils sont toujours l'oeuvre du Mossad

Chucri Abboud

17 h 19, le 23 avril 2024

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Commentaires (3)

  • Ne cherchez pas trop loin , des crimes pareils sont toujours l'oeuvre du Mossad

    Chucri Abboud

    17 h 19, le 23 avril 2024

  • Excellent article. Rappelons que l'ours russe a autant fricoté avec les jihadistes (même sunnites) que l'oncle Sam. Qui était en première ligne lors de la prise de Marioupol ? Et les complices de Daëch ce sont les néo-safavides Assad et Maliki qui ont lâché ces chiens de leurs prisons syriennes et iraquiennes, bien plus que les américano-sionistes (qui pourtant sont loin d'être innocents dans l'affaire).

    Citoyen libanais

    10 h 26, le 23 avril 2024

  • ""....Cette religieuse libano-palestinienne, mère supérieure du monastère Saint-Jacques le mutilé, à Qara, dans la province de Homs, aussi dévouée à Assad qu’à Jésus."" À ce point ! la dévotion de la soeur n'a pas de frontière. Au message de la paix et au chef de guerre... Ne dit-on pas : "n'adore pas deux Dieux"...

    Nabil

    00 h 28, le 23 avril 2024

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