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Culture - Livres

Flamboyante oraison funèbre de Laurent Gaudé pour Alexandre le Grand

« Pour seul cortège » de Laurent Gaudé est dans la course des prix de la rentrée littéraire. Accompagnement par un verbe lyrique d’un cortège où la dépouille d’Alexandre le Grand est perdue à jamais, mais pas la mémoire et encore moins le personnage...

Laurent Gaudé.

Edgar DAVIDIAN

 

L’ouragan Katarina dans La Nouvelle-Orléans avait inspiré à l’auteur du Soleil des Scorta, prix Goncourt et Jean Giono en 2004, des pages bouleversantes sur la détresse humaine. Dans un paysage de misère, de destruction et d’apocalypse, des alligators sortis des eaux boueuses avaient dépecé et broyé, de leurs mâchoires puissantes, des rescapés noirs en quête de survie... Tout cela l’Amérique n’en avait pas parlé, pas plus que des quelques maigres bus expédiés pour faire évacuer des sinistrés au nombre bien plus grand que les quelques bancs de véhicules pour affronter marées humaines et cataclysme de masse... Mondialement, on en est revenu depuis belle lurette du soutien du Leviathan, métaphore «hobbessienne» de l’État...
Aujourd’hui, avec la mort d’Alexandre le Grand comme point de départ pour un roman fourmillant d’images baroques et surréalistes, sans jamais toutefois perdre la réalité de vue, Laurent Gaudé, grand favori des prix pour cette rentrée littéraire, renoue, à travers une prose somptueuse et chargée d’une poésie épique, avec le récit historique. Un récit loin des méticulosités et détails des historiens mordus de paperasse poussiéreuse et d’archives. Un récit certes inspiré mais bien documenté cela va sans dire. Un récit objet d’une rêverie métaphysique où dates, personnages et précisions ont volontairement des flous d’une grande beauté et ouvrent toutes grandes les portes à une réflexion sans limite. Réflexion sur la vanité du pouvoir, la démesure de la possession et le profil d’une figure mythique de tous les temps, complexe et immense, alliant fascination et horreur ...
Avec Pour seul cortège (Actes Sud, 186 pages), Laurent Gaudé retrace l’histoire tumultueuse du grand conquérant ; une histoire qui a toutes les allures de limbes fantomatiques où les errances des âmes font la tessiture d’un conte mythologique. Un conte où les héros ne meurent jamais. Plus « objet de fiction que corseté par le souci de véracité historique », pour reprendre les termes mêmes de l’auteur de Cris.
En plein banquet, à Babylone, au milieu de la musique et des rires, tétanisé par une douleur soudaine, Alexandre s’effondre. Il est terrassé par une fièvre mystérieuse. Les supputations vont bon train. Empoisonnement? À quand remonte la source du mal? Quel oracle ou malédiction des dieux sous-tend cette brusque paralysie?
Les médecins tentent l’impossible, le chaos s’installe et la panique est à son comble. Dans la foulée, Glaucos est crucifié pour n’avoir pas su détecter et guérir le mal du conquérant, «trop grand pour la vie» et «qui ne sait
pas mourir»...
Alexandre, avant de sombrer dans son coma et d’en surgir par intermittence pour commander et désirer encore (monstrueux désir d’avaler la terre entière...), demande Af Ashraf, ce jeune homme qui lui a révélé l’ivresse de la musique. Désir de l’immatériel dans ce monde régi par la matière, besoin de libération dans cet univers engoncé dans des chaînes lourdes.
Tout, comme ce texte fluide et paradoxalement éthéré, glisse sur ce qui est charnel, sans en oublier pourtant la concupiscence, l’âpreté, la viscosité, la barbarie.
Dans l’empressement et la déroute, généraux, armées, épouses et mères sont dans l’attente du dernier souffle de celui qui est pour eux le centre de la terre. Un empire s’écroule, des villes vacillent, des prières montent au ciel, des masques tombent. Les luttes se préparent déjà et le partage s’annonce impitoyable.
Dans ces moments de confusion où les palais sont noirs et habités déjà par le deuil, où les rues sont suspectes et désertées, les pleureuses ont le regard cerné et l’ululement lugubre. C’est dans cette atmosphère d’une chevauchée fantastique, d’éclatement et de tremblement des voiles de la Grande Faucheuse que plante Laurent Gaudé la morsure de ses phrases courtes, lapidaires et intenses.
Un monde d’ombre et de fantômes qui s’entrechoquent quand le cortège funèbre s’ébranle pour une dépouille que nul ne retrouvera... Une dépouille déjà visée par Ptolémée qui attaque le convoi pour dévoyer son itinéraire et s’emparer du pouvoir, car ce mort est toujours nanti du rayonnement d’un
sceptre indéfectible.
La femme enceinte d’Alexandre, Stateira, fille de Darius, est retrouvée étranglée... Sa sœur Dryptéis, femme d’Hephaistion, la plus proche des compagnons du Macédonien, se dresse contre les machinations et les intrigues qui se trament ouvertement ou dans l’ombre. Elle veut donner une sépulture zoroastrienne à cet élève d’Aristote, à ce dieu de la guerre, à cet intrépide avant-gardiste des mélanges de civilisations (il marie ses généraux grecs à des Perses!). Elle veut lui donner le repos éternel au royaume du silence, là où les oiseaux picorent sa chair qui a triomphé de tant d’êtres, de terres, de batailles et
d’horizons...
Et ce n’est guère hasard sous la plume de Gaudé si les derniers chapitres sont clos avec l’arrivée de Chandragupta, autre jeune mythique guerrier de l’Inde, alliant mysticisme, rêve d’unité et d’ouverture. Car ces deux conquérants avaient en commun, par-delà tout vacarme de la guerre et des tueries, une fiévreuse quête existentielle.
Ce livre, dont les pages serties d’une écriture musicale et rythmée, mélange de rigueur classique et d’images flamboyantes, donne, avec magnificence, un droit d’investigation, d’exploration et de questionnement au cœur même de l’histoire. Une histoire brusquement très proche de nous comme si la terre, depuis des millénaires, n’a rien inventé de nouveau sous le soleil.
Un livre magistral. Un vrai cadeau pour tous ceux qui croient encore en une littérature qui enthousiasme et transporte.

Edgar DAVIDIAN
 
L’ouragan Katarina dans La Nouvelle-Orléans avait inspiré à l’auteur du Soleil des Scorta, prix Goncourt et Jean Giono en 2004, des pages bouleversantes sur la détresse humaine. Dans un paysage de misère, de destruction et d’apocalypse, des alligators sortis des eaux boueuses avaient dépecé et broyé, de leurs mâchoires puissantes, des rescapés noirs en...

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