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Culture - 55e Biennale d’art contemporain

Venise, et ces échos d’une humanité inquiète...

C’est le 29 mai qu’a été donné le coup d’envoi de la Biennale d’art contemporain de Venise. Cette grand-messe de la créativité, qui a aussi un petit côté Jeux olympiques en raison des nombreuses participations nationales, ne s’achèvera que le 24 novembre prochain. Pour cette 55e édition, dix nouveaux pays sont venus s’ajouter à la sélection habituelle, faisant grimper à 88 le total des bannières sous lesquelles les artistes ont exploré le thème du « Palais encyclopédique », consigne choisie par Massimiliano Gioni, le commissaire de la biennale désigné par son président Paolo Baratta.

Une sculpture de Marc Quinn intitulée « Alison Lapper Pregnant » dominant le canal vénitien.

Ne cherchez pas le « Palazzo encyclopedico », il n’existe pas, n’a jamais existé. Le thème choisi par les organisateurs de cette 55e Biennale de l’art contemporain s’inspire d’une chimère, le projet utopique qu’un architecte italien des années 1950 rêvait d’implanter à Washington. Il s’agissait d’une tour de 136 étages et 700 m de haut destinée à conserver l’ensemble du savoir humain et qui n’a évidemment jamais vu le jour. Venise pourtant, en ce moment et jusqu’à l’automne, n’a que ce mot à la bouche : Palazzo encyclopedico. Une maquette du Palais encyclopédique trône dans une des salles de l’Arsenal, pivot et point de repère d’une exposition qui permet de confronter des visions et des réflexions de tous les coins du globe sur les origines et les finalités de l’humanité et de son environnement.

Échanges de pavillons
Bien sûr, on ne peut que s’interroger sur le sens que peut avoir aujourd’hui l’idée même d’une compétition artistique au niveau des pays tant la notion même d’appartenance nationale paraît obsolète dès lors que l’on parle d’art. Les artistes après tout, à l’image de ce Palais encyclopédique chimérique supposé regrouper leurs idées et leurs talents, ne se contentent pas de porter les couleurs de leur pays de naissance, mais répercutent au contraire les préoccupations de toute l’humanité. C’est la raison pour laquelle on a assisté à de beaux échanges symboliques. Ainsi, la France a hébergé dans son pavillon la sélection allemande qui comprenait le dissident chinois Ai WeiWei, les photographes indien Dayanita Singh et sud-africain Santu Mofokeng, et le réalisateur franco-allemand Romuald Karmakar. En retour, l’Allemagne a accueilli l’oeuvre de l’artiste franco-albanais Anri Sala dont la sublime installation était à elle seule un hommage subtil à la réconciliation entre les deux pays. Qu’on en juge : Sala a imaginé sous le titre « Ravel ravel unravel » une composition sonore et visuelle sur le Concerto pour la main gauche commandé à Maurice Ravel par le concertiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit pendant la Première Guerre mondiale. Sur deux écrans superposés, deux mains gauches, celle de Jean Efflam Bavouzet et celle de Louis Lortie, jouent séparément cette partition, et ces deux mains orphelines embrassent l’espace sonore pourtant amorti par une installation scrupuleusement dépourvue d’écho.

Le pavillon du Saint-Siège
« In principe ». Au commencement. C’est le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture et commissaire du premier pavillon présenté par le Saint-Siège à la Biennale de Venise, qui a choisi ce titre. À travers cette participation historique, il s’agissait pour le Vatican de relancer le dialogue, interrompu au XXe siècle, entre les arts et la foi. Dans la logique d’une action en profondeur initiée par les papes contemporains pour mettre « à jour » la pensée chrétienne et en préserver le sens dans le monde actuel, l’exposition proposée par le Saint-Siège s’articulait autour de trois chapitres : « Création, Dé-création, Re-création ». Le premier volet, confié à un collectif milanais, le Studio Azzurro, consiste en une installation interactive inspirée des 11 premiers livres de la Genèse. La deuxième partie, traitée par le photographe Josef Koudelka, consistait en 18 photographies en noir et blanc (ce noir charbonneux et velouté si particulier à ce grand artiste) qui montrent les stigmates des destructions humaines. Dans une troisième salle, c’est Lawrence Carroll qui propose des compositions à partir de matériaux de récupération et autres déchets sublimés. Une note d’espoir qui indique que ce qui est déchu peut encore être réhabilité.

Les Lions d’or
La Biennale de Venise est un rituel à multiples facettes dont l’art contemporain, avec l’architecture et le cinéma (la fameuse Mostra qui se tient au Lido) sont les plus connus. Toutes ces manifestations sont couronnées par des Lions d’or. Pour l’édition 2013, les Lions d’or de la biennale ont été attribués d’emblée à l’artiste autrichienne Maria Lassnig et à l’Italienne Marisa Merz. La première, née en 1919 et toujours en vie, a été récompensée notamment « pour son obstination et son indépendance ». Le travail de Lassnig, une exploration inlassable du corps et de la nudité, n’est pas sans rappeler celui de Francis Bacon par son expressionnisme violent et son audace souvent cruelle. Marisa Merz pour sa part, née en 1926 et veuve de l’artiste Mario Merz, est l’une des rares représentantes féminines de l’Arte povera.
Surprise, alors que le Français Anri Sala figurait parmi les grands favoris, c’est une autre Française, Camille Henrot, qui a remporté le Lion d’argent du « jeune artiste prometteur » avec une installation vidéo où se bousculent, comme en un Palais encyclopédique virtuel, la création et les créatures, l’anthropologie et la science, la naissance, la vie et le déclin. « Grosse fatigue » est le titre de cette composition époustouflante menée au rythme d’un slam.
Autre surprise, décidément, le Lion d’or de la meilleure participation nationale a été attribué au discret Angola qui participait pour la première fois à cette biennale. Il s’agissait d’une installation d’Edson Chagas, présentée au Palazzo Cini, en marge de la grand-messe de l’Arsenale et des Giardini où se bousculent les pavillons nationaux. Dans ce palais gothique, peu visité même en temps habituel malgré les trésors qu’il recèle, ses Botticelli, Piero della Francesca et autres Francesco Lippi, Chagas a posé des piles de photos, format affiche, à emporter. Le thème : des rebuts collectés dans tout le pays et photographiés dans le cadre urbain de Luana, la capitale angolaise. Photo, architecture, passé et présent, classicisme et modernité s’entrechoquent pour créer l’émotion.
Enfin, le Lion d’or du meilleur artiste de l’exposition principale « Palazzo encyclopedico » a été attribué à l’Anglo-Allemand d’origine indienne Tino Seghal, pour sa perfomance au pavillon central des Giardini. Il donnait à voir en permanence deux personnes agenouillées ou esquissant des figures de danse en psalmodiant au milieu du public.

Le pavillon libanais
Bien que l’heure ne soit pas au pavois, le Liban était présent en force cette année à la Biennale de Venise (L’Orient-Le Jour du 30 mai). L’existence même, par les temps qui courent, d’un pavillon libanais dans la sélection de l’Arsenal est à elle seule un petit miracle. Elle est due à l’énergie, la foi et la persévérance d’un noyau d’amis qui se sont regroupés en association pour porter à bras-le-corps ce projet a priori utopique.


Selon Sandra Abou Nader (vice-présidente de Apael), qui a assisté à la création d’Apeal (Association pour la promotion et l’exposition des arts au Liban), tout a commencé en 2008 avec une idée de Rita Nammour d’acheminer une sélection d’œuvres d’artistes libanais au Katzen Arts Center, à Washington DC, en vue d’une exposition. Il fallait des sponsors pour financer l’opération. Sandra Abou Nader était, à l’époque, responsable du Groupe Saradar qui déclarait déjà : « Le Liban a suffisamment vécu de guerres. Il est grand temps que nous reconnaissons la valeur de l’art en tant que symbole de civilisation. Le Liban possède un potentiel énorme, il faut le montrer au grand jour et effacer les images négatives de ce pays qui ont été projetées dans le mondes durant toutes ces années. L’art est un véhicule de paix entre les hommes et il ne restera d’un peuple, au regard de l’histoire, que l’empreinte esthétique qu’il aura laissée. »

 

Intéressé à participer, le Groupe Saradar ne pouvait cependant s’associer avec des particuliers sur un tel projet. C’est ainsi que s’est constituée l’association, à partir de l’embryon nécessaire à sa formation, s’étoffant aussitôt de membres enthousiastes et engagés, tous bénévoles, tels que Nada el-Khoury, Issam Shammas, Nada el-Assaad (comité exécutif) et Samir Abillama, Maria Geagea Arida, Nayla el-Assaad, Taline Aynilian Boladian, Nora Boustany, Michele Haddad, Nina Idriss, Juliana Khalaf, Éli Khoury, Raghida Ghandour el-Rahim, Ramez Shehadi et Nadine Zaccour (membres). L’exposition a eu lieu avec succès en 2010, avec pour commissaire Amale Traboulsi. L’année suivante, c’est à Londres, au Royal College of Arts, que s’est tenue « ’Subtitled : Narratives from Lebanon », une nouvelle exposition dont la commissaire était la jeune Juliana Khalaf. Entre-temps, d’événement en événement, des fonds étaient levés pour aider de jeunes artistes libanais prometteurs à financer leurs études. Le tournant a réellement eu lieu quand Raghida el-Rahim du « Basil& Raghida Rahim Art Fund », qui avait déjà sponsorisé l’Irak lors de la biennale précédente, a proposé une action pour permettre au Liban de figurer dans l’édition 2013 de cet événement. Par chance, le pavillon de l’Arabie saoudite, superbement situé à l’entrée de l’Arsenal, était vacant cette année. L’UBS, à travers Paul Raphaël, s’est tout de suite intéressée à son tour à ce projet, de même que Booz & CO, Quantum, Basil & Raghida el-Rahim Art Fund, Zaza et Philippe Jabre, Rita et Bechara Nammour, Maya et Ramzy Rasamni et Nasco Karaoglan. Robert Matta a proposé de financer l’une des soirées les plus élégantes de la Sérénissime, au Palazzo Cavalli Franchetti où se tenait l’exposition Glasstress du couple Berengo. Le ministère de la Culture a répondu présent en mandatant Apeal pour mener à bout ce projet. L’association s’y est prise suffisamment tôt pour mettre toutes les chances de son côté. Elle a tout de suite chargé les commissaires Till Fellrath et Sam Bardaouil de choisir l’artiste qui correspondrait le mieux au profil de la biennale et à son thème.

 

Ce fut Akram Zaatari, avec sa Lettre au pilote qui a désobéi. Un film d’une trentaine de minutes qui met en scène la légende (en fait une histoire vraie) d’un pilote israélien qui a refusé, pendant l’invasion de 1982, de bombarder une école dans les environs de Saïda. L’artiste y explore l’angle de l’architecture, du découpage, du pliage, des photos d’archives, de la destruction et de la reconstruction, des effets de la guerre sur le tissu urbain. Une foule de thèmes sous une double dédicace, l’une à Camus avec une évocation à sa Lettre à l’ami allemand, l’autre à Saint-Exupéry, omniprésent dans ce film où Zaatari s’attarde sur une rose unique perdue dans une survivance de jardin. À la demande du Petit Prince de lui dessiner un mouton, le pilote a répondu en dessinant une boîte. Les bâtiments vus du ciel ressemblent bien à des boîtes. Et les pilotes savent que ces boîtes-là abritent des moutons, créatures innocentes s’il en est, mais capables évidemment de dévorer des roses. On n’en dira pas plus. Nous aurons sûrement une occasion de revoir cette installation à Beyrouth. Il faudra s’attendre à beaucoup d’émotion et une infinie poésie.


Il est à noter que le Liban n’était pas confiné à son pavillon, de nombreux collectionneurs libanais ayant fait le voyage de Venise, notamment Elham et Tony Salamé qui sponsorisent de nombreux artistes dont ils acquièrent les œuvres pour la Fondation Aïshti annoncée en 2014. Pour finir, un constat : cette biennale, reflet à travers l’art des vibrations et des préoccupations des deux années écoulées, dégage une impression d’angoisse avec des œuvres de plus en plus sombres et pessimistes. Côté techniques, on a constaté un usage accru de l’image et du virtuel. On peut se demander s’il ne s’agit pas des prémices d’une dématérialisation rampante de l’art, qui sera la vraie signature de notre époque.

 

 

Pour mémoire

A Venise, Akram Zaatari raconte le pilote « qui a désobéi »
Ne cherchez pas le « Palazzo encyclopedico », il n’existe pas, n’a jamais existé. Le thème choisi par les organisateurs de cette 55e Biennale de l’art contemporain s’inspire d’une chimère, le projet utopique qu’un architecte italien des années 1950 rêvait d’implanter à Washington. Il s’agissait d’une tour de 136 étages et 700 m de haut destinée à...

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Raison de plus d'aller à Venise, jusqu'au 24 novembre.

Charles Fayad

19 h 23, le 05 juin 2013

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Commentaires (1)

  • Raison de plus d'aller à Venise, jusqu'au 24 novembre.

    Charles Fayad

    19 h 23, le 05 juin 2013

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