Rechercher
Rechercher

À La Une - En dents de scie

Plein nord

Vingt et unième semaine de 2012.
Au Nord, il y a les soldats de l’armée. Tout est souvent question de testostérone : plus que tous les autres, les boys de Jean Kahwagi ont furieusement besoin d’en dépenser. D’autant qu’ils en sont souvent privés. Qu’ils finissent souvent frustrés. Chaperonnés par les Casques bleus au sud du Litani (le Hezbollah n’aurait naturellement jamais accepté de les y voir patrouiller seuls) et carrément empêchés par ce même Hezb de faire leur métier au Sud, dans la banlieue sud et dans une grande partie de la Békaa, ces garçons dont on n’a plus besoin de questionner la vaillance, le patriotisme et la loyauté n’ont plus que les zones de droit pour affirmer, au prix de nombreux sacrifices, l’autorité de l’État. Et Tripoli, n’en déplaise aux cadors du 8 Mars, est (encore) une zone de droit.
Au Nord, il y a pourtant d’infinies frustrations, rapportées dans ces mêmes colonnes jusqu’à la nausée. Il n’est nullement question, là, de défendre les salafistes. Ceux d’entre eux coupables de quelque crime que ce soit devraient faire l’objet de sanctions les plus strictes ; ne jamais sortir, éventuellement, de prisons, sous quelque pression que ce soit ou sur base de quelque magouille que ce soit – et s’ils veulent, c’est absolument légitime, aider leurs coreligionnaires syriens contre le régime des Assad, qu’ils aillent le faire en Syrie, de l’exacte même façon qu’il est demandé au Hezbollah et à ses amis de s’en aller dans les Territoires, s’ils souhaitent aider les Palestiniens, combattre les Israéliens. Pas de les défendre, mais d’essayer de comprendre leur raisonnement, aussi malade soit-il, et il l’est : pourquoi et au nom de quoi les empêcherait-on, à ces salafistes, de prendre les armes et de défier l’État alors même que des milliers d’autres Libanais, devenus d’irrécupérables miliciens, vampirisent joyeusement cet ersatz d’État et terrorisent les Libanais, le tout sous la bienveillante férule de Hassan Nasrallah et de ses lieutenants et depuis l’an 2000 ?
Au Nord, il y a quelque chose du ressort de l’incommensurable bêtise. Si quelques grandes puissances régionales se sont employées, sous l’œil pudiquement détourné du 14 Mars, à armer ces salafistes dans une volonté délibérée et délibérément sotte de faire contrepoids au Hezbollah, les voilà aujourd’hui (un peu) comme les Américains il y a quelques années face aux talibans, qu’ils avaient minutieusement créés pour contrer la gloutonnerie soviétique, notamment en Afghanistan. Mais le pire n’est pas là. Penser que le dénommé Ali Eid, responsable alaouite de Jabal Mohsen, n’est pas manipulé par Damas et le 8 Mars serait d’une immense naïveté. Ne pas voir comment et combien le régime syrien profite des tensions ancestrales entre Tripolitains sunnites et alaouites et se joue de la frustration des salafistes et des islamistes de la capitale nordiste serait d’une immense naïveté. Ne pas entendre la mise en garde vitriolée, adressée directement du palais des Mouhajirine à l’Occident, en général, aux Libanais et à Nagib Mikati, en particulier, serait d’une immense naïveté. Jean Kahwagi a raison de rappeler que plus de la moitié des combattants armés à Tripoli sont sous l’influence de responsables politiques (il s’est bien gardé, heureusement pour lui, de préciser lesquels), mais le commandant en chef de l’armée commet une faute grave en taisant l’essentiel : la capacité de nuisance absolue de Damas, qui, en claquant des doigts, surchauffe les alaouites du Nord, ou fait lancer un ou plusieurs Energa sur Jabal Mohsen. Déplacer l’angle des projecteurs a toujours été une grande spécialité damascène.
Au Nord, et c’est suffisamment rare pour le souligner, il y a parfois de jolis (r)éveils. Petits, tout petits, mais jolis : celui de Nagib Mikati, qui a poliment mais fermement répondu aux accusations de l’improbable ambassadeur syrien à l’ONU en demandant à Damas de cesser d’inonder d’huile tous ces feux mal ou non éteints. À l’échelle du très british et limite placide locataire du Sérail, cette petite phrase est une bombinette. En attendant, les accusations hallucinées de Bachar Jaafari auraient été, en d’autres circonstances, hautement comiques : la Syrie accusant le Liban d’abriter des terroristes que le régime d’Assad a chouchoutés, nourris, logés et blanchis pendant des décennies est un moment d’anthologie. Si seulement le Premier ministre pouvait profiter de son sursaut pour contenir son ministre de la Défense, ou, tout du moins, l’envoyer en vacances : Fayez Ghosn s’avère être la plus monumentale des erreurs de casting, dans un gouvernement qui en compte pourtant des gratinées. Un exploit – à tel point que cela en devient non seulement gênant, mais nuisible. Les Libanais se contenteront, pour compenser, du brave ministre de l’Intérieur. S’il n’a pas inventé l’eau tiède, Marwan Charbel a révélé dans sa gestion de la crise tripolitaine une probité, un sérieux et une franchise fondamentaux. Être secondé par le décidément irremplaçable Achraf Rifi a du bon.
Noyé dans son incapacité endémique et structurelle à faire quoi que ce soit de bon ou de beau pour le pays, le gouvernement centristo-8 Mars se retrouve aujourd’hui dans de sales draps : Bachar el-Assad n’aura probablement un jour, bientôt, que l’option de la terre brûlée à sa disposition. L’impact de ce suicide sur le nord du Liban sera dévastateur. Sachant que le cabinet d’überunion nationale de Benjamin Netanyahu piaffe d’impatience, l’effet boule de neige d’un tel scénario ferait se confondre nord et sud libanais en un seul et monstrueux magma.
Pendant ce temps, bien sûr, Michel Aoun et ses hommes continueront de faire comme si de rien n’était. Continueront de perdre le nord.

 

P.S. : Au nord, il y a aussi, évidemment, profusion de beau et de bon. Le magnétisme des villages, l’ivresse des rivages, l’inventivité de la gastronomie locale, l’empathie bourrue des habitants, la beauté de la simplicité, et... une université, Balamand. Dont la fille aînée, l’ALBA, fête cette année son 75e printemps dans une explosion d’événements qui culmineront ce soir en l’enceinte de l’académie, à Sin el-Fil. Drôle de cas que cette ALBA(tros) : inutile de revenir sur ses qualités, tout le monde les (re)connaît, presque par cœur, depuis le temps. Ce qui trouble et fascine, c’est la capacité de cet établissement où la politique est strictement interdite : il n’y a pas, contrairement à presque partout ailleurs, d’élections estudiantines, à tisser année après année un nécessaire, un indispensable et un salutaire work in progress férocement politique. Si un jour, par miracle, la mentalité des Libanais, leur façon de voir et de concevoir les choses, à commencer par la chose publique, changent, l’ALBA en aura été le premier des moteurs. Par le contact peau contre peau et heure après heure des jeunes générations avec l’architecture, l’architecture d’intérieur, le cinéma, la publicité, l’illustration, l’animation, la bande dessinée, la peinture, la sculpture et tous les arts... Rien n’est plus urgent que ce changement de mentalités. Rien ne peut influencer le et la politique autant que ce changement de mentalités. Le métissage inouï au sein de l’ALBA, sa fusion-acquisition avec les arts, en est une des (plus grosses) clés.

Vingt et unième semaine de 2012.Au Nord, il y a les soldats de l’armée. Tout est souvent question de testostérone : plus que tous les autres, les boys de Jean Kahwagi ont furieusement besoin d’en dépenser. D’autant qu’ils en sont souvent privés. Qu’ils finissent souvent frustrés. Chaperonnés par les Casques bleus au sud du Litani (le Hezbollah n’aurait naturellement jamais...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut