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Les révolutions arabes n’aboutiront pas forcément à la démocratie - Interview

Les révolutions arabes n’aboutiront pas forcément à la démocratie

Pour le politologue tunisien Hamadi Redissi, il y a trois conditions nécessaires qui permettront d'aller vers le sens de la démocratie : la patience, la tolérance et la souplesse.

Des centaines de fondamentalistes islamiques ont organisé une marche contre la laïcité à Tunis, appelant à légiférer pour le port du foulard islamique dans le pays. AFP/Fethi Belaid

Le monde arabe bouge. Les contestations populaires se succèdent de la Tunisie jusqu'à Bahreïn, en passant par l'Égypte, le Yémen ou la Libye. Certains y voient déjà le début d'un printemps arabe prometteur d'un avenir meilleur pour des populations arabes réprimées depuis plusieurs décennies, et voulant enfin savourer le gout de la liberté et de la démocratie, d'autres sont toutefois plus nuancés.
« Une révolution ne veut dire que c'est une révolution démocratique. Une révolution est une transformation populaire, globale, prolongée qui tend à modifier un système politique. Mais elle n'aboutit pas forcement à une démocratie », estime ainsi Hamadi Redissi, politologue et professeur de science politique à l'Université de Tunis*. Selon lui, « pour qu'une révolution soit démocratique, il faut qu'il ait un leadership démocratique et des valeurs démocratiques. Sans cela, la révolution peut mener aujourd'hui dans les pays islamiques vers le chaos, vers une guerre civile ou même vers une république islamique » comme se fut le cas en Iran.
M. Redissi explique ainsi que le ferment révolutionnaire en Libye et le Yémen est aussi puissant qu'en Tunisie ou en Égypte, mais que les chances d'une transformation démocratique ne sont pas avantageuses. « La menace qui pèse sur la démocratie yéménite naissante est grande. Ce pays est miné par le tribalisme, le mouvement religieux radical est assez puissant, et le danger sécessionniste du Sud est réel », estime-t-il.
De son coté, « la Libye, avait fait un bon départ, selon lui, mais dès lors que le peuple devient armé et qu'il doit combattre une dictature sanguinaire doublée d'une intervention étrangère, la donne se complique ». On note déjà un conflit entre la branche militaire et la branche politique de la révolution libyenne, explique M. Redissi, ajoutant qu'actuellement, « on ne voit pas le profil d'une direction libyenne qui sortira très probablement plus de la guerre que de la politique. C'est ce qu'on a vu en Algérie lors de la guerre d'indépendance. Il y a ainsi de très fortes chances que la Libye s'oriente vers ce type de régime, avec un pouvoir civil faible, sans exclure quand même le noyau d'une pratique démocratique ».
Le politologue tunisien reste néanmoins optimiste : « On a quand même remarqué dans toutes les révoltes arabes la force de la revendication libertaire. Les gens et les jeunes demandent la liberté. Peut-être même qu'ils ne voient pas encore le système politique à venir. Mais ils savent qu'ils veulent être libres. »

L'effet de contagion
Par ailleurs, l'effet de contagion est tel qu'il n'est pas exclu qu'il atteigne d'autres pays comme le Maroc ou la Jordanie. Le Maroc a déjà anticipé en proposant des réformes, mais apparemment les manifestants demandent plus. « C'est une course contre la montre que joue la monarchie marocaine. A-t-elle suffisamment de réserves pour pouvoir s'orienter rapidement vers une monarchie de type constitutionnel ? Il ne faut surtout pas suivre le modèle anglais, sinon on attendra cinq siècles », plaisante-t-il.
La situation en Jordanie est plus problématique. Il y a d'abord la présence d'Israël comme voisin. « En outre le pays est semblable au Bahreïn (où il y a une majorité de chiites) dans le sens qu'il y a une forte population de Palestiniens. Une déstabilisation de royaume entraînerait une déstabilisation de la région. On ne peut pas imaginer un régime républicain en Jordanie qui ne soit pas à majorité palestinienne », explique Hamadi Redissi.

Les chances de la Tunisie
Pour sa part, la Tunisie a de très fortes chances de devenir une démocratie. « L'enjeu sur les valeurs est peut-être le seul enjeu qui sera l'objet de discussions. La Tunisie sera-t-elle une démocratie libérale, dans le respect des libertés individuelles le plus large possible (liberté de croyance, de pensée, de réunion, etc.), ou bien est-ce qu'elle va être mâtinée d'islamité qui se situera entre le modèle turc et le modèle pakistanais », se demande M. Redissi. Cet enjeu ne sera déterminé qu'à travers l'Assemblée constituante qui sera élue le 24 juillet prochain, même s'il est fort possible qu'elle soit retardée.
Il y a en outre un enjeu plus immédiat, à savoir le positionnement politique. « La révolution tunisienne a eu lieu sans direction politique. Tout de suite après, on a vu le retour des formations traditionnelles déjà existantes qui étaient les principales forces d'opposition, et on a vu un flot de partis politiques qui sont aujourd'hui une cinquantaine. Il y a donc un foisonnement de partis mais sans base populaire, sauf pour quelques-unes. Même la légitimité de la haute commission chargée de préparer les élections est contestée. On peut dire qu'il ya un moment de blocage en ce moment eu Tunisie, un premier raté », explique-t-il.

Trois conditions vers la démocratie
Pour le politologue tunisien, il y a trois conditions nécessaires qui permettront à la Tunisie d'aller vers le sens de la démocratie. Elles permettront d'aller vers une démocratie de type libéral, par opposition à ce qu'on appelle en anglais « illiberal democracy » (démocratie non libérale).
Tout d'abord la patience. Les acteurs veulent tout et tout de suite. L'échéancier des politiciens et celui de la population ne sont pas en phase. Ce qui explique « la prolifération des sit-in, des manifestations et même le phénomène de s'immoler par le feu qui se poursuit toujours et qui illustre le refus épidémique de toute humiliation en Tunisie ». Il sera ainsi très difficile à n'importe quel pouvoir de revenir à la case départ, « parce que les Tunisiens aujourd'hui sont dans une extrême sensibilité qui ne permettra à personne de leur ravir cette victoire », ajoute-t-il.
La deuxième condition est la souplesse. Celle-ci n'est pas la modération. « On peut ainsi être radical mais souple, modéré mais rigide. Par exemple, les islamistes sont rigides sur le plan idéologique mais pragmatiques sur le plan politique ». Ainsi, il faut que les acteurs fassent preuve de raison pour pouvoir coopérer ensemble.
La troisième condition est la tolérance. Selon M. Redissi, « le camp laïc est allé contre lui-même pour accepter les partis islamistes, mais ils demandent que les partis religieux fassent preuve de la même tolérance. La tolérance voulant dire le droit à la différence, le droit à l'erreur, et aussi le droit à l'errance. Les gens ont le droit à ne pas être dans le maelström, avoir la même opinion que la majorité de la population, et ces personnes ont le droit à la tolérance, sinon on va tomber dans un régime islamique pakistanais ». Pour le penseur tunisien, « la pakistanisation de la démocratie consiste à avoir des élections, mais la population reste essentiellement conservatrice et fanatique, avec des poches de modernité qui résistent contre le conformisme et le conservatisme généralisé ».
Le Tunisiens veulent une réforme radicale, alors qu'au départ, le gouvernement et une partie de l'élite ont voulu maintenir le noyau de l'ancienne Constitution de 1959, qui est quand même libérale mais qui a été pervertie. Dans ce contexte, explique-t-il, la Tunisie continue de vivre aujourd'hui une véritable situation révolutionnaire où la feuille de route des reformes n'est pas fixée par le gouvernement ou par l'élite au pouvoir, mais par la rue. À la différence de l'Algérie et de l'Égypte, les Tunisiens sont tous les jours dans la rue pour demander des changements.

La révolution égyptienne
Si on compare avec l'Égypte, on se rend compte que si le ferment de la révolution a été plus ou moins similaire, c'est-à-dire à travers Facebook, les manifestations des jeunes etc, le résultat est différent, estime Hamadi Redissi. D'abord Hosni Moubarak ne s'est pas enfui, mais il a organisé sa transition. Ensuite, l'armée est en train de jouer un très grand rôle pour assurer la transition. Une autre différence montre le contraste entre les deux pays, la Tunisie a opté pour une nouvelle Constitution qui sera le fondement d'un régime parlementaire, alors que l'Égypte a décidé de maintenir son ancienne Constitution de type présidentiel.
« Cet exemple montre que le cas de la Tunisie fut une révolution populaire qui continue de l'être et où les contradictions sont au grand jour, pouvant ainsi aboutir à une démocratie libérale de type universel. Alors qu'en Égypte ces contradictions sont contrôlées. Il est donc fort possible que si l'Égypte se dirige vers une démocratie, elle sera une démocratie contrôlée, une démocratie déléguée, tutélaire », ajoute-t-il.
Dans le contexte actuel des révolutions arabes, on observe une modification du rôle de l'armée. Que ce soit en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en partie en Libye, on note que les militaires choisissent leur camp et refusent de tirer sur la foule et de soutenir les revendications de la population. On peut ainsi imaginer qu'en Égypte, l'armée passe la main à une démocratie, mais il s'agira d'une démocratie orientée, contrôlée par les militaires qui joueront un rôle d'arrière-plan. « C'est ainsi qu'on peut parler de deux modèles de régime, à savoir la Turquie ou le Pakistan. Et il est très important au début que l'armée joue un rôle d'arbitrage où elle sera probablement la gardienne de la laïcité, puisque ces pays ont besoin d'une période d'adaptation. »

L'exemple turc
Pour Hamadi Redissi, il ne faut pas être naïf, les islamistes se montreront vite gourmands si les conditions sociales s'y prêtent. « Ce qui est intéressant dans l'expérience turque historiquement, c'est que l'armée et la classe politique laïque en général, dans la foulée d'Atatürk, ont poussé les islamistes à accepter et à intérioriser la laïcité. » Alors qu'en Tunisie et en Égypte, al-Nahda et les Frères musulmans refusent la laïcité qui consiste en une séparation de l'État et de la religion. « Ils refusent même la formule que je propose, à savoir la neutralité de l'État en matière de religion et qui consiste à ne pas mentionner la religion de l'État dans la Constitution. On laissera ainsi la porte ouverte au fait que non seulement la société vivra à son rythme, selon ses propres normes, mais également les islamistes, une fois au pouvoir ne prétexteront pas de l'article premier de la Constitution en Tunisie et de l'article second en Égypte, pour appliquer leur islam », s'insurge le penseur tunisien, ajoutant « qu'on ne peut pas demeurer tributaire d'une compréhension modérée de l'islam. Si nous faisons une Constitution pour les 50 années à venir, il se peut qu'un jour, un parti islamiste gagne les élections démocratiquement et qu'il applique la charia parce que l'islam est la religion de l'État ».
En tout état de cause, la situation en Tunisie et en Égypte influencera certainement sur les autres pays. « S'il y a un reflux dans ces deux pays, il y aurait de fortes chances que les autres disent que ces mouvements étaient un raté et pas besoin d'aller plus loin que nécessaire », met en garde M. Redissi.

La contre-révolution
Selon lui, le monde arabe connaît un grand moment révolutionnaire, mais il n'est pas sûr que ces révolutions iront tous, à terme, vers une démocratie libérale. « Il ne faut pas aussi oublier la puissance de la contre-révolution qui a les moyens de s'organiser dans les trois ou quatre années à venir ». En effet, il faut du temps pour qu'une démocratie naissante se stabilise. La contre-révolution peut ainsi faire sortir de l'intérieur une force d'équilibre qui pariera sur la stabilité et sur le développement économique. Elle sera une force essentiellement civile, et relativement saine, c'est-à-dire qu'elle ne sera pas corrompue. « Il ne faut pas oublier que les gens se sont révoltés essentiellement pour la liberté et contre la corruption. Il y a un aspect moral très important dans cette révolution », estime-t-il.
Les attentes sont énormes. Mais la démocratie, la modernisation et la solution aux problèmes socio-économiques ont besoin de leurs propres rythmes. C'est l'enjeu actuel de ces révolutions.
D'après M. Redissi, pour que le monde arabo-musulman se démocratise, il faut qu'il le fasse d'une façon libérale, « c'est-à-dire en considérant que l'espace politique est un espace neutre de conflit même s'il peut y avoir une sensibilité religieuse comme dans tous les pays au monde. Cette sensibilité religieuse ne doit pas être un programme religieux ». Aujourd'hui, nous sommes dans ce moment. On a besoin de quatre ou cinq ans pour savoir si nous avons gagné ce défi.
« Ce succès sera décisif sur d'autres pans de la société moyen-orientale, comme l'exception culturelle, ce syncrétisme culturel qui ne réussit pas, qui n'est pas tout à fait moderne ni tout à fait traditionnel, qui rend la société mal à l'aise, vécu comme une tragédie, alors que ce syncrétisme peut être un grand bonheur », conclut Hamadi Redissi.
* Hamadi Redissi est notamment l'auteur de Les politiques en islam (édition L'Harmattan en 1998) et L'exception islamique (éditions du Seuil en 2004).
Le monde arabe bouge. Les contestations populaires se succèdent de la Tunisie jusqu'à Bahreïn, en passant par l'Égypte, le Yémen ou la Libye. Certains y voient déjà le début d'un printemps arabe prometteur d'un avenir meilleur pour des populations arabes réprimées depuis plusieurs décennies, et voulant enfin savourer le gout de la liberté et de la démocratie, d'autres sont toutefois...