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À La Une - Liban

Emploi : rester au Liban, mais à quel prix?

Pour beaucoup de jeunes Libanais, cumuler plusieurs emplois devient de plus en plus un impératif.

Il est sept heures, Émile, 25 ans, fait le service depuis deux heures et demie du matin dans un petit kiosque à journaux de Beyrouth. Malgré son jeune âge, son visage est marqué et son regard lourd. Entre deux gorgées de café turc, il vend des cigarettes à une habituée, décroche le téléphone et essaie de renseigner une employée de maison philippine, venue effectuer un transfert d’argent avant de débuter sa journée. Mais ce sera pour plus tard. Pas de connexion Internet, pas de transfert. « Revenez dans cinq minutes, quand la pluie aura cessé, la connexion reprendra » tente-t-il de la convaincre.


Si son visage est si marqué, c’est que, pour Émile, sa première journée de travail touche presque à sa fin. Quand il terminera son service à huit heures, il débutera son second emploi dans un groupe pharmaceutique puis enchaînera le soir son troisième job comme formateur en informatique pour une société privée. « Je suis libanais, je dois cumuler plusieurs emplois. » Au total, Émile dit s’en sortir avec 2 400 dollars par mois, « juste à peine de quoi payer l’appartement pour pouvoir me marier ».


Qu’ils soient diplômés ou non, comme Émile, de plus en plus de jeunes Libanais sont aujourd’hui obligés de cumuler plusieurs emplois pour vivre, tandis que le pays affiche le taux d’émigration le plus élevé de la région, de l’ordre de 8 % chez les jeunes diplômés, selon un récent rapport de la Banque mondiale.
Or, dans un contexte régional de profonds changements, l’emploi des jeunes est plus que jamais le véritable enjeu de demain. Car si les vents révolutionnaires qui ont soufflé sur les pays arabes avaient bien des origines politiques, les inquiétudes économiques y étaient aussi pour beaucoup. Augmentation des salaires, fuite de cerveaux vers l’étranger... la pression sociale se fait de plus en plus sentir dans le pays.
Ainsi, pour ceux qui, comme Émile, ont fait le choix de rester au Liban, cette décision a souvent un coût : celui du cumul des emplois.


À 28 ans, Marilyne cumule trois emplois. Au total, elle travaille plus de 60 heures par semaine. Son premier emploi, celui de professeur de dessin à l’école officielle de Baabda, occupe deux jours et demi de son temps, soit 15 heures de travail par semaine comme contractuelle. Son second poste, celui de photographe pour un site Internet, est pratiquement à temps complet. Elle y consacre au minimum 40 heures par semaine étalées sur 4 jours. Enfin, les dimanches, Marilyne accompagne le groupe touristique « Walk Beyrouth » comme photographe.


Pour la jeune femme, cumuler trois emplois est à la fois un choix, une nécessité et un impératif. « C’est un choix, car après des études d’arts plastiques, j’ai pu sélectionner des emplois dans lesquels je m’épanouis et qui sont en parfaite adéquation avec mes compétences. Dès que je ne m’épanouis pas dans un emploi, j’ai le luxe de pouvoir le quitter. Je ne suis pas restée plus de trois mois sans trouver de travail », ajoute-t-elle.

Accumuler plusieurs emplois, le prix de l’indépendance
La cumulation de plusieurs emplois reflète aussi un phénomène social : la volonté de plus en plus de jeunes de s’émanciper du nid familial, avant le mariage. « Cela fait neuf ans que je vis seule, confie la jeune fille. C’est un choix de vie. Mes parents vivent à Jounieh, je sais qu’ils sont là et que je pourrais retourner chez eux si je le souhaitais. Mais cumuler des emplois me permet d’être indépendante et de voler de mes propres ailes à Beyrouth. »


Un choix de vie, c’est aussi ce qui pousse Mouna, 32 ans, à cumuler trois emplois. La jeune femme est journaliste à temps plein, professeur d’économie dans un lycée privé et rédactrice pour une agence de publicité. « J’ai commencé à cumuler plusieurs emplois bien avant de travailler comme journaliste », explique-t-elle. Comme pour Marilyne, cumuler différents emplois permet avant tout à Mouna de vivre seule, indépendamment de ses parents.


Car le marché immobilier libanais n’est pas encore adapté aux besoins des jeunes actifs célibataires. « J’ai fait le choix de vivre seule, explique Mouna, mais cela a un prix, je dois m’acquitter d’un loyer de plus de 800 dollars par mois car les petits appartements se font encore très rares. À ce prix, un seul salaire ne suffit pas. » Mouna travaille ainsi près de 50 heures par semaine pour un revenu total de 2 700 dollars. Pour la jeune femme, même si la loi sur l’augmentation des fonctionnaires était approuvée par le Parlement, elle ne pourrait pas se permettre de quitter un de ses trois emplois. « Je n’avais jamais songé à quitter le Liban jusqu’à maintenant, avoue-t-elle. Mais aujourd’hui, même si je commence à me fatiguer, seul un salaire très conséquent me pousserait à partir. »


Selon Jad Chaaban, économiste à l’AUB, « il y a clairement un problème de salaire au Liban, vu le coût élevé de la vie, en particulier du logement ». Mais outre ce décalage, M. Chaaban souligne également l’absence de culture d’entreprise au Liban et la difficulté de grimper les échelons dans un pays où le secteur privé est dominé par des entreprises familiales. « Il existe ainsi un réel problème de clientélisme, insiste l’économiste, auquel s’ajoute un problème de régulation de l’État. La loi du travail date en effet des années 1940, or il n’existe pas de contrôle et beaucoup de jeunes cumulent ainsi des emplois précaires et informels tandis que certaines entreprises échappent aux taxes. » La solution ? Selon Jad Chaaban, « il faudrait que l’État intervienne et investisse en se tournant vers un partenariat public/privé et/ou par des mesures de réelles incitations fiscales pour les entreprises ».


Car même si le pays bénéficie de juteux transferts d’émigrés (environ 20 % du PNB), la fuite de cerveaux vers l’étranger ne doit pas devenir la norme. Retenir la matière grise libanaise est un enjeu pour l’avenir économique et social du pays.

 

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