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À La Une - Transition

Les défis sécuritaires de la nouvelle Libye, un an après

De la réintégration des ex-révolutionnaires à la formidable quantité d’armes présentes sur le territoire, en passant par une montée significative de l’islamisme radical, le nouveau gouvernement fait face à de nombreux obstacles.

Les thouwwar, ou révolutionnaires, ne sont plus vus d’un aussi bon œil par certains, après avoir refusé de déposer les armes. Abdullah Doma/AFP

Il y a un an et des poussières, des rebelles libyens débusquaient le colonel Mouammar Kadhafi, terré à Syrte, avant qu’il soit retrouvé mort quelques heures plus tard. Après plusieurs mois d’un conflit armé qui a fait des milliers de morts et de blessés, les thouwwar, ou révolutionnaires, pouvaient crier victoire. Raisonnement simpliste ? Après tout, ils avaient tout quitté, tout perdu pour libérer leur pays du joug du dictateur. Toujours est-il qu’aujourd’hui le bilan est loin d’être satisfaisant.
Ces mêmes thouwwar, qui avaient contribué à la chute de l’ancien régime – aidés, ne l’oublions pas, de la communauté internationale et de l’OTAN –, ne sont plus vus d’un aussi bon œil par certains, ayant refusé de déposer les armes. Entre-temps, des brigades ont été formées, composées de « vrais » révolutionnaires entrés au service du gouvernement, pour assurer la sécurité des villes et des villages contre des combattants désœuvrés. Souvent, des affrontements armés ont lieu, notamment dans les anciens bastions des forces de Kadhafi, comme à Bani Walid, où les violences ont fait plus d’une douzaine de morts ces derniers jours. Et malgré la « fin » officielle de la révolution, les actes de vengeance se perpétuent. De nombreux témoins et ONG font état d’exactions pratiquées : torture, détention abusive (les centres secrets seraient légion), sans oublier les déplacements massifs de population, pillages et incendies dans les localités où les habitants sont accusés de crimes durant le conflit, comme à Tawarga, et ainsi de suite. De son côté, le nouveau gouvernement n’a ouvert aucune enquête sur ces agissements, ne pouvant – ou ne voulant pas – semble-t-il « punir » les ex-rebelles, car cela reviendrait à « délégitimiser » ce que ces derniers ont accompli, d’autant que les (nombreuses) promesses faites aux combattants par le Conseil national de transition (CNT – gouvernement provisoire postrévolution) n’ont pas été tenues.

Vide sécuritaire
« Un programme de réintégration des membres des milices au sein des forces de défense ou de celles du ministère de l’Intérieur ainsi que de réinsertion dans la vie civile avait été lancé à la fin de l’année 2011 », rappelle Saïd Haddad, maître de conférences aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan et responsable de la rubrique Libye de « L’Année du Maghreb » à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM/Centre national de recherche scientifique – CNRS). L’objectif était évidemment de bâtir une armée nationale digne de ce nom et de mettre un terme à la prolifération des armes dans le pays. Parmi les difficultés que rencontrent les autorités intérimaires dans la réalisation de ce plan, le discrédit qui entoure l’armée libyenne. « Si un certain nombre de militaires ont rejoint la révolution du 17 février, la suspicion envers des cadres militaires ayant fait une large partie de leur carrière sous le régime défunt et ayant, semble-t-il, fait montre d’un engagement tiède durant une partie des combats est toujours présente. Par ailleurs, cette armée souffre d’un déficit de crédibilité tant professionnelle que sociale, l’armée régulière ayant été marginalisée, sous-équipée et délaissée sous le régime de Kadhafi. À cela s’ajoute le fait que les milices révolutionnaires s’estiment dépositaires de la révolution qui a eu lieu », explique l’expert. La compétition autour de la légitimité révolutionnaire contrebalance la légitimité électorale des nouvelles autorités intérimaires, légitimité renforcée par les élections du 7 juillet dernier.
Et si le pouvoir des milices se nourrit de la faiblesse de l’armée nationale et comble un vide sécuritaire, il ne faut pas négliger également que ces milices « expriment en partie – et de manière confuse – des identités et revendications politiques locales (à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’une région) », d’après M. Haddad. La délégation de fait des tâches de sécurisation et de maintien de l’ordre par le ministère de la Défense à des milices dites « légales » est donc l’un des aspects du rapport de force entre le pouvoir et ces groupes locaux, mais également une des alternatives à la confrontation entre ces parties. Le pouvoir bénéficie ainsi du soutien de la population, excédée par les agissements de certaines milices.

Radicalisme
Pour Hasni Abidi, chargé de cours à l’Institut européen de Genève et écrivain*, si des centaines de rebelles se sont « reconvertis », et/ou sont retournés à leur vie d’avant, les éléments armés les plus dangereux « restent les islamistes, surtout présents à Misrata, ainsi que dans les faubourgs de Tripoli et de Benghazi », et qui posent problème, vu le vide sécuritaire pas encore comblé par une armée en pleine (re)construction. Même son de cloche pour Denis Bauchard, consultant près l’Institut français des relations internationales (IFRI), qui estime que la dissolution des milices « illégales » par le pouvoir « relève de la rhétorique puisqu’il n’a tout simplement pas les moyens de le faire ». Concernant ces groupes armés, l’expert cite entre autres Ansar el-Charia, groupuscule extrémiste ayant notoirement des liens avec des réseaux islamistes, comme el-Qaëda, qui aurait, soit dit au passage, bénéficié des répliques régionales de la crise libyenne, surtout dans le nord du Mali.
Il semblerait en outre qu’Ansar el-Charia soit impliqué dans l’attentat contre le consulat américain à Benghazi le 11 septembre dernier. « Cette attaque souligne de fait le risque que font peser à la Libye nouvelle de tels groupes extrémistes », juge Saïd Haddad. Ainsi, l’on ne peut que craindre un scénario à la yéménite, où le soulèvement populaire et le renversement d’Ali Abdallah Saleh ont constitué l’occasion rêvée pour el-Qaëda de s’engouffrer dans la brèche et d’essayer de déployer son influence de manière maximale. Et M. Abidi de renchérir : « Je suis persuadé que ce risque est beaucoup plus important en Libye que partout ailleurs », surtout que de nombreux Libyens islamistes ayant combattu à l’étranger (au Sahel ou en Syrie) sont rentrés pendant ou après la révolution. L’analyste met également deux points en relief : la présence d’un énorme dépôt d’armes, déjà présent à l’époque de Kadhafi – et renforcé par celles larguées par l’OTAN durant le conflit –, et la nature même de l’immense territoire libyen, qui le rend incontrôlable de par sa géographie.

Escalade
De ce fait, et après notamment l’attaque du consulat US à Benghazi, on peut craindre une montée de l’islamisme, présent de manière particulièrement aiguë, pour M. Bauchard, « dans les pays du printemps arabe, et où un vide politique, et donc sécuritaire, laisse le champ libre aux groupuscules islamistes ».
Pour M. Haddad également, la menace extrémiste existe bel et bien, malgré le fait « qu’il faille souligner le rejet par la population des pratiques terroristes, comme l’ont montré les manifestations qui ont suivi l’attentat » de Benghazi. « Pour ce qui relève de l’islam politique, les partis s’en réclamant existent déjà. En dépit de leur défaite aux élections législatives du 7 juillet 2012, de nombreux dirigeants libyens issus de ces mouvances ou proches d’elles font partie du nouveau paysage politique », précise le maître de conférences. M. Abidi nous rappelle de son côté que les tendances tribales au sein de la population permettent des affinités avec certains éléments extrémistes qui sont issus de ces mêmes tribus, d’autant plus que la « lassitude du peuple face à un État embryonnaire » augmente, parallèlement à sa peur et son désir de protection face à l’insécurité.
M. Bauchard, lui, nuance l’importance des manifestations à Benghazi face aux islamistes : « Oui, ils ont été chassés, mais n’ont pas rendu les armes, ils ont juste été délocalisés. Seul le renforcement du gouvernement permettra la dissolution de ces mouvements. » Néanmoins, selon le spécialiste, les islamistes ne semblent pas aussi impopulaires que l’on pourrait le croire, notamment ceux issus des Frères musulmans, « et qui représentent une force politique certaine en Libye. La preuve, la nomination du nouveau Premier ministre Ali Zeidan », qui n’aurait pas pu être possible sans le vote de la confrérie.

Une nouvelle guerre à craindre ?
Dans ce contexte d’insécurité, de tensions, de violences, de chaos, d’incivilité, de faible économie et de disputes tribales, tout laisse à croire qu’un nouveau conflit se profile à l’horizon, une guerre civile selon les plus pessimistes. Cependant, d’après M. Haddad, « en dépit de ces difficultés, il ne faut pas oublier le chemin parcouru depuis près d’un an. Des élections libres et honnêtes ont été organisées, de nouvelles institutions ont été mises en place, etc. L’apprentissage de la démocratie et la reconstruction d’un pays sont des processus qui s’inscrivent dans la durée ».
Pour M. Bauchard également, « un conflit civil ne semble pas être une réelle possibilité » malgré la fragilité de la situation. « Les tribus ont toujours été présentes, même du temps de Kadhafi qui avait réussi à les gérer, par le clientélisme et le pétrole, et même à gagner leur allégeance. Le gouvernement pourra donc calmer le jeu (peut-être de la même manière), d’autant que les tribus ne seraient probablement pas intéressées par un conflit civil », dit-il.
M. Abidi estime, lui, que les deux priorités absolues du pouvoir actuel sont l’élimination « des armes en circulation et la réconciliation nationale. Et c’est la nature même du règlement de ces problèmes qui déterminera l’avenir du pays », et rien d’autre.

L’ONU
En dernier lieu, il semble légitime de mentionner le rôle de l’ONU dans la nouvelle Libye. Le Libanais Tarek Mitri a récemment été nommé représentant spécial du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies Ban Ki-moon pour la Libye et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul). Contrairement à la Tunisie ou à l’Égypte, où les structures militaires et sécuritaires sont fortes, tout est à défaire, faire et refaire après de longs mois d’un conflit destructeur. Et la tâche est certes extrêmement difficile, et longue, mais pas impossible. « Si l’avenir de la Libye appartient aux Libyens, la présence de la communauté internationale aux côtés du pouvoir intérimaire à travers notamment l’action de la Manul est importante dans cette période délicate de transition », selon Saïd Haddad. Comme l’a déclaré M. Mitri récemment à L’Orient-Le Jour, « de par l’intervention internationale, la communauté du même nom a une obligation morale et politique d’aider à la reconstruction de ce pays ». Il faudra donc soutenir ce pays, qui peut être une source de tensions, notamment à cause de son pétrole, de manière très solide.
Toutefois, estime Hasni Abidi, « la transition ne peut se faire des hommes du passé, qui connaissent bien le pays et ses rouages, et non des hommes “neufs, qui eux se trouvaient ou se trouvent à l’étranger”. Et si la “spécialité” M. Mitri réside dans le dialogue interreligieux, “la Libye, c’est les armes. Et c’est une menace directe pour la région” ».

* « Où va le monde arabe : les enjeux de sa transition », éd. Erick Bonnier.
Il y a un an et des poussières, des rebelles libyens débusquaient le colonel Mouammar Kadhafi, terré à Syrte, avant qu’il soit retrouvé mort quelques heures plus tard. Après plusieurs mois d’un conflit armé qui a fait des milliers de morts et de blessés, les thouwwar, ou révolutionnaires, pouvaient crier victoire. Raisonnement simpliste ? Après tout, ils avaient tout quitté, tout...

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