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À La Une - Libertés publiques

Des dangers culturels de la censure : un plaidoyer pour la liberté

Le problème de la liberté d’expression et de la censure est devenu fondamental au Liban, tant chaque communauté semble aujourd’hui déterminée à étaler sa musculature pour montrer qu’elle aussi est puissante et dispose d’un droit de veto lui garantissant la possibilité de s’imposer à l’État – et, par transitivité, aux autres composantes communautaires de la société. La question se pose aujourd’hui avec encore plus d’acuité après le réveil d’une horde de fondamentalistes orthodoxes qui, à leur tour, ont fait tout un tintamarre pour obtenir l’interdiction d’un film turc sur... un événement historique vieux de 600 ans, la chute de Constantinople...

Sit-in des islamistes après la diffusion sur YouTube du film sur le prophète Mohammad.

I – Le constat
Le problème de la censure n’est évidemment pas neuf au Liban. Il s’agit même de l’un des problèmes les plus vieux partout dans le monde, et toutes les sociétés y ont été, ou plutôt y sont confrontées. Certes, le degré de la censure imposée par l’État et les moyens mis en œuvre par l’appareil étatique pour faire respecter l’interdit sont devenus des facteurs significatifs du niveau de culture démocratique, et donc d’évolution, d’un pays.
Certes, la question de la censure, aussi bien sur le plan philosophique que juridique ou pratique, est loin d’être un problème statique. Plusieurs paramètres font que cette question évolue constamment.


– D’abord, la révolution dans les télécommunications, notamment avec Internet et le téléphone mobile, pose aujourd’hui un sérieux problème à toute censure. On ne peut plus, en effet, arrêter aujourd’hui la transmission d’images ou de données, comme du temps d’Orwell et de son ministère de la Vérité dans 1984. Dans ce sens, les vieux procédés policiers, tels qu’utilisés encore dans certaines dictatures du Caucase et du Moyen-Orient, ne sont plus imparables : les dernières révolutions arabes l’ont bien montré. Grâce aux réseaux sociaux, à Facebook et Twitter, les jeunes ont pu braver les interdits et transmettre au monde entier des images qui, il y a une dizaine d’années encore, n’auraient probablement pas traversé la chape de plomb.


– Mais il n’y a pas que les dictatures qui sont confrontées au problème de la censure. Les démocraties le sont aussi, en raison aussi du boom de l’Internet, des médias et des différents moyens de télécommunication ultradéveloppés. La seule différence, c’est que la démarche intellectuelle est différente et que, contrairement aux systèmes totalitaires, la liberté constitue la règle et l’interdit l’exception. Il s’agit d’une différence particulièrement importante, dans la mesure où une différence dans la démarche adoptée peut avoir des effets totalement différents sur la société, ses valeurs et son émancipation.


C’est là que la question de la censure, telle qu’elle est conçue et appliquée au Liban en ce début du XXIe siècle, devient un enjeu culturel fondamental, puisqu’elle porte directement atteinte aux valeurs chrétiennes : elle fragilise en effet l’individu chrétien en contribuant symboliquement à briser chez lui ce qui fait la spécificité de cet individu (dans une région plongée dans une culture politique fondamentalement holiste, et donc de la dépendance), à savoir l’attachement à la liberté comme élément constitutif de la personne humaine, et son corollaire, la capacité de cet individu à pouvoir décider lui-même et faire ses propres choix, sans tuteur. Il résulte de la fragilisation de cette spécificité, d’un côté, une déresponsabilisation de l’individu et un avortement de toute citoyenneté potentielle, mais aussi, d’un autre côté, une atteinte fondamentale aux libertés publiques.

 

(Pour mémoire : Au Liban, des organes chrétiens appellent à la censure d'un film turc)

II – Réalité, pratiques et dangers
Le problème, dans l’approche qui est actuellement faite du problème de la censure, c’est qu’elle occulte totalement la dimension citoyenne. La censure est exercée au Liban non pas dans le but de protéger le citoyen, mais de le maintenir dans un état pseudo-végétatif, dans une situation de proto-citoyenneté, de citoyenneté empêchée.
Cette censure a été d’abord exercée au nom de la suprématie totale de l’État sécuritaire sur la société – ce qui nous a donné le fameux slogan des « libertés responsables », un oxymore proprement soviétique. Cela explique les prérogatives floues, et par conséquent formidablement élargies, accordées à la Sûreté générale pour se livrer à cette tâche. Ainsi, le gouvernant peut se permettre de brider et brimer les libertés publiques – et donc de suspendre la démocratie – à travers un organe de sécurité. L’intérêt d’un tel contrôle est tellement évident qu’il paraît presque naïf de s’étendre sur le sujet, tant l’expérience syrienne au niveau de la répression est encore fraîche dans les mémoires... sans oublier le devoir corollaire sur le plan psychopathologique de cette police, à savoir transférer le domaine de l’interdit de la scène publique à la psyché de tout un chacun, c’est-à-dire installer les lignes rouges dans les esprits, autre nom de l’autocensure.

 

Procession d'indignation à la suite de l'affaire d'une caricature montrant un tatouage d'un chapelet sur un pied en couverture de "Voici".


Un autre type de censure est d’ordre moral et religieux. Ce type de censure nous intéresse davantage parce qu’il est aussi dangereux, sinon plus que le précédent, dans la mesure où il légitime l’idée même de la censure. Pour comprendre pourquoi et comment ce type de censure opère, il convient d’emprunter à René Girard, l’un des penseurs contemporains les plus clairvoyants de la chrétienté, sa théorie sur la violence mimétique pour bien exposer et expliciter la situation.


À proprement parler, ce n’est pas les différentes Églises chrétiennes qu’il faut remettre en cause dans ce genre de situation – quand bien même elles finissent par légitimer la censure, à travers des prises de position similaires à celles de certains responsables du Centre catholique d’information. Les Églises chrétiennes légitiment leur action comme étant « un phénomène de réaction ». Le modèle qui opérerait ici, au sens anthropologique de Girard, et qui établirait son influence sur un certain comportement chrétien, ce serait l’islam, aussi bien chiite que sunnite. Et ce serait plus précisément la açabiya communautaire sunnite et chiite, au sens khaldounien, qui est en cause ici. Cependant, la réalité est quelque peu différente, puisque c’est l’univers mental général qui semble atteint d’une forme de régression à une sorte de sectarisme plus proche du tribalisme que du communautarisme, mais qui se pare de cette couverture religieuse/identitaire qui réveille les instincts les plus bas des foules, l’ennemi à abattre ici étant évidemment une poussée vers l’individualité qui serait encouragée par le binôme diversité-liberté.

 

(Pour mémoire : Un musée virtuel pour la censure libanaise)


Il faut effectivement rappeler que le premier acte de « censure moderne », paradoxe à part, est sans conteste la fatwa de l’imam Khomeyni contre Salman Rushdie. Plus récemment, nous avons eu à faire au Liban à une série de cas similaires. Du temps du « mandat » syrien, qui opérait comme le Léviathan tyrannique de Hobbes, la protestation s’exprimait encore par le biais de la Sûreté générale, sans débordements : on peut ainsi se souvenir du ballet de Béjart, interdit pour avoir voulu danser sur une adaptation musicale des versets du Coran, ou encore des poursuites contre Marcel Khalifé parce qu’il avait chanté un verset du Coran. Après 2005, il y a eu plusieurs cas qui montraient clairement que l’État ne pouvait pas peser lourd face à l’esprit de corps du groupe : la réaction à la parodie de Hassan Nasrallah par la troupe de Basmet Watan en 2006, et, peu avant, la même année, le déferlement d’une foule en colère dans les rues d’Achrafieh pour brûler l’ambassade du Danemark, après l’affaire des caricatures du Prophète. Puis, tout récemment, il y a donc eu le veto unilatéral du Hezbollah sur Gad el-Maleh, sans même plus l’aval de la Sûreté générale, puis l’interdiction de la troupe de danseuses de samba au Liban-Sud. Il y a eu ensuite, pêle-mêle, la réaction de certains groupes chrétiens aux fameuses pantoufles de Big Sale avec un design de cimetière de Halloween et quelques crucifix sur des tombes, puis la déferlante de manifestations de partis islamistes après la diffusion sur YouTube du film sur l’Innocence des musulmans, et, enfin, l’affaire du film turc Fetih 1453 sur la chute de Constantinople, qui a provoqué la colère de certains fondamentalistes orthodoxes. Tous ces cas se sont terminés par une intervention liberticide.


La démarche sociologique et anthropologique a été la même dans tous les cas précités, qui datent de l’après-révolution du Cèdre : chacun des groupes sociocommunautaires a voulu démontrer que son esprit de corps lui conférait la force, et donc le pouvoir, d’interdire, par-delà la volonté de l’État.

 

Manifestation de colère des partisans du Hezbollah en 2006 après un sketch sur Hassan Nasrallah

dans une émission satirique sur la LBCI.


La crainte, c’est que, par effet de mimétisme, et en vertu du principe de réciprocité, la communauté chrétienne ne soit elle aussi tentée de faire de l’étalage de force et de brandir l’étendard de l’interdit comme une victoire. Une déclaration d’un prêtre proche du CCI, lors de la publication par Voici en couverture d’un numéro de mai 2007 d’une star du show-biz avec un crucifix tatoué sur le pied, nous met d’ailleurs sur cette voie. Ce prêtre, qui avait organisé des marches de protestation en direction de Bkerké pour réclamer l’interdiction de Voici, avait alors affirmé en substance : « Nous aurions pu détruire et vandaliser, mais nous ne l’avons pas fait. » Sous-entendu, comme d’autres l’ont fait avant nous lorsqu’ils ont senti qu’on avait touché à leurs croyances... Le danger de cette logique, c’est qu’elle se cache derrière le principe de réciprocité pour réclamer le même traitement, pour légitimer le même comportement répressif, pour démontrer l’exigence de mimer le modèle de ceux qui arrivent, par la censure et la répression, à imposer leur loi, à se faire craindre et respecter, à assurer la cohésion de leur communauté ; et qu’importe s’ils se comportent mal pour arriver à leurs fins. L’essentiel étant de continuer à posséder les mêmes droits et les mêmes privilèges. Même si cela aboutit, au demeurant, à la perte de son identité, de sa mission, de ses véritables valeurs. Pourvu que l’on fasse comme eux, que l’on ait les mêmes droits, les mêmes privilèges, la même illusion de puissance. Et, au pire, pour éviter justement la loi de la jungle, pourquoi donc ne pas retourner au Léviathan, celui qui viendra trancher les litiges et assurer la protection en proclamant l’interdit, qu’il s’appelle puissance de tutelle ou appareil sécuritaire répressif... ? Tel est le danger supplémentaire qui se profile à l’horizon.


Pourquoi parler de perte d’identité, dans ce contexte ? Parce qu’elle paraît inévitable dans ce cas de figure, qui oscille entre l’interdit et son corollaire naturel en fin de compte : la violence.
On ne peut pas prendre position en faveur de la citoyenneté et contribuer à renforcer son avortement. La censure engendre en effet l’autocensure, c’est-à-dire la dépendance et la répression, puis la déresponsabilisation, l’ignorance, la peur – et, au final, la violence. Il s’agit de l’envers de la citoyenneté, fondée sur la responsabilité, elle-même résultante de la liberté, qui est, encore une fois, ontologique.

 

(Pour mémoire : « Tannoura Maxi », un nouveau film libanais menacé par la censure)


Qu’il me soit permis à cet égard de citer ce que dit le pape Benoit XVI lui-même durant sa visite au Liban sur ce sujet, dans son discours au palais de Baabda du 15 septembre dernier. Sa Sainteté affirme : « Pour ouvrir aux générations de demain un avenir de paix, la première tâche est donc celle d’éduquer à la paix pour construire une culture de paix. L’éducation, dans la famille ou à l’école, doit être avant tout l’éducation aux valeurs spirituelles qui donnent à la transmission du savoir et des traditions d’une culture leur sens et leur force. L’esprit humain a le goût inné du beau, du bien et du vrai. C’est le sceau du divin, la marque de Dieu en lui ! De cette aspiration universelle découle une conception morale ferme et juste, qui place toujours la personne au centre. Mais c’est seulement librement que l’homme peut se tourner vers le bien, car » la dignité de l’homme exige de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, personnellement, c’est-à-dire mû et déterminé de l’intérieur, et non sous l’effet de poussées intérieures aveugles ou d’une contrainte purement extérieure « (Gaudium et spes, 17).La tâche de l’éducation est d’accompagner la maturation de la capacité à faire des choix libres et justes, qui peuvent aller à contre-courant des opinions répandues, des modes, des idéologies politiques et religieuses. L’établissement d’une culture de paix est à ce prix ! » Et Benoit XVI d’ajouter cette remarque fondamentale : « Il faut évidemment bannir la violence verbale ou physique. Elle est toujours une atteinte à la dignité humaine, celle de l’auteur comme celle de la victime. »


Inutile de dire que les propos du pape constituent une condamnation sans appel du principe de la censure préalable telle qu’appliquée aujourd’hui par le CCI ou la Sûreté générale sous l’impulsion de différents groupes religieux. Une culture de la paix ne saurait être construite sur la répression, et donc sur la censure. Ces dernières ne peuvent ouvrir la voie qu’à un renouvellement cyclique de la violence.

 

Des ultra orthodoxes protestant Place Sassine à Achrafieh contre le film turc "Fetih 1453".


III – Esquisse de solution
Pour créer de la citoyenneté, il faut donc responsabiliser. Pour responsabiliser, il faut placer le citoyen devant des choix, ce qui enlève nécessairement l’idée d’une censure exercée a priori, qui plus est par des gens en uniforme qui n’ont pas la culture adéquate pour réagir d’une manière démocratique et qui sont spontanément enclins à la répression. La solution n’est pas compliquée. L’ex-ministre de l’Information, Tarek Mitri, avait déjà proposé d’éliminer toute forme de censure préalable. Plusieurs associations de la société civile se sont mobilisées, durant l’année écoulée, dans ce sens, notamment SKeyes, March, Maharat, Journalistes contre la violence, parmi d’autres.


Le raisonnement est simple : tout type de contrôle, en particulier la censure préalable, sur les œuvres d’art ou les ouvrages littéraires, quel que soit le prétexte invoqué, est inacceptable. La liberté d’expression est sacrée. Une logique de contrôle par un appareil sécuritaire quelconque n’est plus acceptable à notre époque, surtout dans un pays qui s’entête à se présenter comme un pays de libertés et de pluralisme culturel. La logique de la censure préalable frappe au pied du mur les valeurs des droits de l’homme, de la démocratie et de la citoyenneté. Il s’agit d’une éducation lente et dangereuse à un comportement antidémocratique. De même, il s’agit d’une insulte à la logique de la séparation des pouvoirs : le pouvoir judiciaire devrait être le seul recours a posteriori permettant à toute personne ou tout groupe lésé par une œuvre en question de déposer une plainte.

 

(Pour mémoire : « Mamnou3 », de la web-dynamite libanaise contre toutes les censures)


M. Mitri avait proposé de créer une commission de « sages », formée de personnalités éclairées : académiques, religieuses, juristes et de la société civile. Cette commission aurait pour effet d’abord d’adopter et d’adapter un système de contrôle moderne – et fondée sur la règle de la liberté et l’exception de l’interdit – à partir du système de contrôle qui est à l’usage dans les pays européens, à savoir le système des « ratings », ou des « interdictions » en fonction de tranches d’âge. Cela aurait pour effet de pousser les cinémas, les cédéthèques, les librairies et les vidéothèques à vérifier, sous peine de poursuites judiciaires, ce qu’ils vendent, ce qu’ils louent et ce qu’ils montrent ou font écouter, et à qui ils le font, à quelle tranche d’âge. Il convient de noter que ces « interdictions » sont déjà assez sévères, en Europe par exemple, vis-à-vis de plusieurs cas de figure : diffamation, sexe, violence, nudité, usage de la drogue, violence verbale, etc.


Le rôle de cette commission serait ensuite d’examiner toute plainte ou tout recours déposés par un citoyen dans des cas spécifiques liés à la décence publique. Cependant, la Sûreté générale a d’ores et déjà contourné ce problème en justifiant ses démarches par l’existence d’une commission d’experts dépendant des ministères concernés. Cette commission relance le débat qui s’était posé lors de la volonté de créer un médiateur de la République dans les années 90 : à quoi servirait-il de créer de tels organismes s’ils vont finir par devenir des « appareils d’État », des instruments de contrôle au service du pouvoir ?

 

(Pour mémoire : Censure : la société civile propose une loi sur la liberté cinématographique)


C’est donc la justice qui est amenée à jouer un plus grand rôle, dans la mesure où, loin de la répression de l’appareil sécuritaire, elle aurait, à son tour, à se prononcer sur des cas en rapport avec notre sujet. Cela contribuerait au renforcement de la loi comme autorité de référence, et donc de l’État, loin de la horde primitive – qui plus est dans le respect de la liberté, comme principe fondateur et fondamental.

 

I – Le constat Le problème de la censure n’est évidemment pas neuf au Liban. Il s’agit même de l’un des problèmes les plus vieux partout dans le monde, et toutes les sociétés y ont été, ou plutôt y sont confrontées. Certes, le degré de la censure imposée par l’État et les moyens mis en œuvre par l’appareil étatique pour faire respecter l’interdit sont devenus des...

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