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À La Une - Interview

« Guerre finie, guerre infinie » : de la révolte contre le père à la rébellion contre le dictateur

Comment comprendre les mécanismes psychiques sous-jacents chez les êtres humains lorsqu’ils sont confrontés à leurs forces pulsionnelles les plus obscures, celles-là mêmes qui les poussent à la violence et à la cruauté la plus absolue ? Est-il possible de se libérer, individuellement et collectivement, de cette puissance destructrice incontrôlable en nous qui souvent agit à notre insu? Telle est la discussion que nous promettent une pléthore de psychanalystes et d’intellectuels en provenance de plusieurs disciplines humaines les 28, 29 et 30 octobre.

Le Pr Chawki Azouri : « L’homme ne veut pas se soumettre à un substitut du père. »

Propos recueillis par Jeanine JALKH

«Guerre finie et guerre infinie», tel est le thème choisi cette année par l’Association libanaise pour la psychanalyse (ALP). L’association opte pour un sujet qui reste, pour le Liban comme pour le reste de la région, d’une actualité brûlante, où l’on «assiste à la fin des manipulations des masses par des leaders corrompus et des dictateurs dont le seul souci est de se maintenir au pouvoir au mépris de l’humanité et des intérêts de leurs peuples», comme le relève Chawki Azouri, psychiatre, psychanalyste et l’un des organisateurs de ce colloque.
«Quand nous choisissons le thème la guerre, nous nous situons comme intellectuels, en dette vis-à-vis d’un texte célèbre publié dans le cadre d’une correspondance entre Freud et Einstein intitulée “Pourquoi la guerre”», explique le Pr Azouri.
Einstein écrit à Freud en 1933, pendant la montée du nazisme, en l’interrogeant sur la guerre et Freud lui répond dans un texte célèbre et on ne peut plus d’actualité.
«Le débat entre eux se situe essentiellement sur le plan suivant: comment dépasser le déchaînement pulsionnel destructeur des hommes?» explique l’analyste.
Alors que cette force pulsionnelle peut être autodestructrice ou allo-destructrice (la destruction de l’autre), comment permettre à l’être humain de la transformer par la sublimation en déviant le but de la destruction en un but beaucoup plus constructeur, en fonction des valeurs morales à une époque donnée de l’histoire humaine? Telles sont les interrogations principales qui seront suscitées et débattues lors de ce colloque.
La question touche ainsi à quelque chose de fondamental, à savoir: que se passe-t-il lorsque l’homme effectue une psychanalyse?
«Il réécrit sa propre histoire, qui est comme celle de tous les hommes, un passage individuel par la préhistoire individuelle qui reprend la préhistoire collective de l’humanité et qui recommence chez chaque enfant, lequel est capable de toutes les pulsions, capable de transgresser tous les tabous que l’on peut imaginer», répond Chawki Azouri.
Ainsi, en réécrivant son histoire, l’on arrive à cette phrase fameuse de Freud: «Là ou le “Ça” était, le “Je” doit advenir.» Autrement dit, là où le réservoir pulsionnel était en train de diriger l’individu, sans qu’il n’y puisse rien, le «Je», le sujet, peut prendre le pas par la sublimation, affirme le psychanalyste. «En réécrivant son histoire, l’être humain est capable de se transcender au sens sublimatoire et de renoncer à la violence, à l’impulsion et aux pulsions», dit-il.
Et d’expliquer comment l’analyse permet en fait de passer d’un «On persécutif» (on m’a fait, on m’a persécuté) à un «Je», dans le sens où «je deviens sujet de ce qui m’est arrivé» et «de ce qui peut m’arriver». Pour l’analysant, il s’agit donc de sortir de son statut de victime pour devenir auteur de sa propre histoire.

Analyse finie, analyse infinie
Mais encore pourquoi le thème de guerre finie, guerre infinie? «Parce que le texte célèbre de Freud s’intitulait “Analyse finie, analyse infinie”», répond le psychanalyste.
«Nous n’avons pas voulu paraphraser sans raison. Le texte de Freud, écrit en 1936, pose un testament à la communauté psychanalytique internationale, en s’arrêtant notamment sur une question majeure, à savoir que l’homme ne veut pas se soumettre à un substitut du père, il ne veut se sentir obligé à aucune reconnaissance. Autrement dit: “Tu te soumets sinon tu es ingrat”», poursuit le Pr Azouri qui précise qu’il s’agit d’un texte qui s’adresse essentiellement aux analystes et qui traite de la question de la soumission de la communauté des analystes à la structure hiérarchique familiale.
«La fin de l’analyse n’est pas seulement la guérison des symptômes, c’est aussi la fin de la névrose de transfert, de l’aliénation, de la dépendance et de l’assujettissement», rappelle-t-il avant d’ajouter: «N’importe quelle thérapie peut guérir le patient, mais une analyse guérit principalement de l’assujettissement à la figure de l’autre, qui est le père, la mère, la société, le dictateur, le leader. Quand Freud dit : “L’homme ne veut pas se soumettre à une figure du père”, cela veut dire qu’il ne veut se sentir obligé à aucune reconnaissance.»

Se libérer de la figure du père
En réalité, Freud était en train de confirmer, trois ans avant sa mort, que la structure de l’association première pour la transmission de la psychanalyse, l’IPA, fondée en 1910, a été bâtie sur une structure de type familiale. Autrement dit, en se regroupant en institution, les psychanalystes avaient reproduit dans leur structure le schéma même de la famille et du regroupement autour du père en se soumettant à la loi du groupe.
«Freud a mis sur le même plan reconnaissance et soumission, révolte et ingratitude», souligne Chawki Azouri qui extrapole le problème en effectuant un parallèle avec la psychologie collective des peuples arabes.
«Si toutes les masses arabes qui se rebellent aujourd’hui devaient répondre à la même structure, personne ne se serait révolté. Car ils se seraient sentis ingrats envers le leader ou le dictateur», dit-il.
Évoquant l’opuscule de Stephane Hessels (Indignez-vous), le psychanaliste pose la question suivante:
«Comment s’indigner si le père vous impose une sorte de diktat lié à une confusion entre la soumission et la reconnaissance; si le père vous maintient dans l’idée que si vous vous rebellez, si vous ne vous soumettez plus, vous êtes ingrat? Dans ce cas précis, il est impossible de faire un pas de plus, car chaque pas fait dans l’opposition au père entraîne un sentiment d’ingratitude à l’égard du père.»

« Les masses individualisées »
Selon le Pr Azoury, toutes les masses arabes qui ont bougé ont réussi à sortir de ce schéma, puisqu’elles ont eu affaire à des dictateurs qui ont bafoué leur dignité et spolié les richesses culturelles et réelles du pays.
À la question de savoir qu’est-ce qui explique le timing du déclenchement des révolutions arabes, le spécialiste répond: «Ce qui a joué à mon sens, c’est qu’un peuple peut en effet être soumis à l’arbitraire du dictateur, mais à condition qu’on ne lui fasse pas avaler des couleuvres, car en définitive le peuple est intelligent, il s’informe et ne se laisse pas faire, notamment à partir du moment où sa dignité est bafouée.»
«Car ce qui fait la force d’un dictateur, explique l’analyste, c’est lorsque “l’idéal du moi” dans chacun des membres d’une foule est projeté dans la personne du chef, ce qui veut dire qu’il n’y a plus chez les individus d’une foule “un idéal du moi” intériorisé puisqu’il a été placé dans le chef, effaçant par là leurs avis propres. Ils deviennent ainsi comme un robot qui exécute les ordres du chef ou du dictateur. C’est cet idéal du moi qui s’est retrouvé dans les révoltes arabes.»
«Les masses arabes ne sont plus désormais une masse au sens péjoratif du terme, mais plutôt une “masse individualisée” qui a retrouvé ses frontières et sa capacité de réflexion», conclut Chawki Azoury.
Propos recueillis par Jeanine JALKH «Guerre finie et guerre infinie», tel est le thème choisi cette année par l’Association libanaise pour la psychanalyse (ALP). L’association opte pour un sujet qui reste, pour le Liban comme pour le reste de la région, d’une actualité brûlante, où l’on «assiste à la fin des manipulations des masses par des leaders corrompus et des dictateurs...

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