Rechercher
Rechercher

À La Une - Le Perspective de Michel TOUMA

Un tyran pour préserver les chrétiens ?

La nature a horreur du vide. La politique aussi. Ou en termes plus concrets, l’attentisme, le rôle d’acteur passif et résigné peuvent conduire lentement à l’extinction progressive de la présence politique, à la dissolution de la vitalité culturelle, pédagogique, voire économique d’une population. Mais si l’on se décide à agir, encore faut-il ne pas miser sur le mauvais cheval, ne pas s’aventurer dans la mauvaise direction, en reniant son passé et, surtout, ses valeurs.
Telle est en substance l’essence de l’important, et historique, discours prononcé samedi dernier à Jounieh par le leader des Forces libanaises, Samir Geagea. Historique, cette allocution l’a été car elle a posé publiquement avec audace, sans complaisance et sans détours, le fond du problème de la présence chrétienne et du rôle des chrétiens en Orient. Il était vital dans le contexte présent, depuis les déclarations du patriarche Béchara Raï en France, de rappeler certaines vérités, de dénoncer les idées reçues.
Dans le sillage du débat fiévreux dont le pays est actuellement le théâtre, une mise au point s’impose : contrairement à ce que colportent les défenseurs zélés des dernières positions attribuées à Mgr Raï (et avec eux les champions de la thèse de l’alliance des minorités), l’alternative qui se pose aujourd’hui n’est pas de savoir s’il faut ou non préserver la présence chrétienne dans la région. Et dans ce cadre, affirmer que la posture adoptée par Mgr Raï vise à sauvegarder les chrétiens revient à entretenir une équivoque. Cela revient en effet à insinuer subrepticement que ceux qui critiquent le patriarche négligent ou occultent les possibles dangers qui menaceraient la présence chrétienne. Nul ne conteste que Mgr Raï ait comme souci prioritaire de protéger les chrétiens d’Orient face aux bouleversements enclenchés par le printemps arabe. Le tout est de savoir comment et sur quelles bases le faire. Le tout est de ne pas commettre de graves erreurs de parcours qui risqueraient d’aboutir à des résultats diamétralement opposés à ceux escomptés et ouvertement affichés. C’est précisément à ce niveau que réside la portée du discours, stratégique, de Samir Geagea, et il ne serait pas superflu de revenir sur l’essence de son intervention, dans un effort de discernement face aux développements qui se précipitent.
Il serait d’abord littéralement suicidaire de lier son sort (a fortiori publiquement...) – sous prétexte d’alliance de minorités – au sort d’un régime sanguinaire qui ne peut plus survivre qu’au prix d’un bain de sang, qui n’hésite aucunement à tirer sur la foule, à torturer des dizaines d’adolescents, des dizaines d’enfants, jusqu’à la mort, à mutiler sauvagement leurs corps et à les restituer froidement, sans le moindre petit scrupule, à leurs parents, car il s’agit là à ses yeux de la meilleure façon de terroriser la population dans le but démoniaque de juguler et de mater le soulèvement populaire.
Lier son sort à un tel régime est non seulement suicidaire, mais cela est surtout foncièrement immoral. Immoral et, disons-le, antichrétien, car contraire aux valeurs chrétiennes fondées sur le respect de la personne humaine, sur la défense de la dignité de l’homme – tout homme. Et il ne s’agit pas là de paroles pieuses ou naïves, d’une réaction mue par un angélisme primaire. On ne peut pas – surtout lorsqu’on est un homme de religion – se poser en défenseur du message de la présence chrétienne en Orient tout en occultant des comportements qui ne sont rien d’autre que des crimes caractérisés contre l’humanité. Cela reviendrait à renier l’essence même du message chrétien que l’on prétend vouloir défendre.
Au plan strictement politique, lier son sort à celui d’un régime répressif et sauvage constitue purement et simplement une menace directe pour cette minorité que l’on cherche à sauvegarder. Il ne faut pas être Machiavel pour réaliser que c’est précisément en affichant sa complaisance à l’égard d’un tel régime et en proclamant que l’on se place sous sa protection que l’on s’expose à la vengeance, à toutes sortes de dangers qui ne manqueront pas de surgir lorsque ce pouvoir sera tôt ou tard – on n’arrête pas la marche de l’histoire – balayé par les vents du changement. Car comment pourra-t-on justifier alors que l’on a suivi la politique de l’autruche, que l’on a observé un mutisme complaisant, voire approbateur, lorsque les enfants étaient torturés et mutilés à la pelle, lorsque des milliers de jeunes étaient liquidés sauvagement, lorsque des dizaines de milliers de protestataires étaient jetés et malmenés en prison ?
Mais au-delà des valeurs humaines, c’est au niveau de la ligne de conduite qu’il s’agit surtout de ne pas faire fausse route, de ne pas commettre des erreurs fatales. Le printemps arabe, qu’on le veuille ou pas, est l’expression d’un ras-le-bol populaire général en réaction à un ordre arabe figé depuis près d’un demi-siècle et reposant sur des régimes autocratiques, tyranniques et mafieux qui percevaient l’État et l’économie du pays comme la chasse gardée d’un clan familial. Ayant pour leitmotiv la chute de la dictature et la conquête des libertés publiques et de la démocratie, les soulèvements enclenchés en début d’année dans plus d’un pays ont été accueillis par une impitoyable répression, quotidienne et sans merci.
Adopter une position de repli sur soi et paraître justifier une telle répression, parce que l’on « craint le changement », constitue le véritable danger qui menace réellement la présence chrétienne. Dire en effet qu’il est malgré tout préférable de maintenir le statu quo actuel en Syrie parce que l’on a « peur de l’inconnu » et que le pouvoir baassiste constitue une « garantie » pour les chrétiens, revient à naviguer à contre-courant de l’histoire. D’autant qu’en suivant la même logique, si l’on admet que le printemps syrien constitue une menace potentielle pour les chrétiens, cela signifie que le printemps de Beyrouth, qui a donné naissance à la révolution du Cèdre, était aussi un danger pour les chrétiens et qu’il fallait préserver le statu quo syrien au Liban, remis pourtant en cause par Bkerké même...
Mais trêve de balivernes... Force est de faire preuve d’honnêteté intellectuelle et d’admettre l’évidence : c’est en s’impliquant activement dans la dynamique actuelle du printemps arabe et en défendant haut et fort l’aspiration à la liberté et à la démocratie que les chrétiens pourront revendiquer demain leur rôle dans le nouvel ordre en gestation et qu’ils pourront surtout, forts de leur solidarité avec le soulèvement populaire, se poser en véritables partenaires des courants libéraux et démocratiques, de manière à renforcer ces derniers et éviter ainsi les dérapages extrémistes.
En clair, plutôt que d’adopter une attitude de repli, de peur et d’attentisme, perçue comme un alignement sur le tyran baassiste, les chrétiens devraient au contraire prendre le train en marche et s’engouffrer dans la dynamique du changement, s’ils désirent réserver leur place sur le nouvel échiquier qui se substituera inéluctablement au pouvoir en place. Telle est l’essence de l’appel lancé samedi par Samir Geagea. Et telle est aussi la signification de la position rendue publique pas plus tard qu’hier par le Quai d’Orsay qui souligne que les chrétiens d’Orient « ont un rôle essentiel à jouer dans les processus de démocratisation qui sont en cours dans la région ». Mais un tel message sera-t-il compris à bon escient ?
La nature a horreur du vide. La politique aussi. Ou en termes plus concrets, l’attentisme, le rôle d’acteur passif et résigné peuvent conduire lentement à l’extinction progressive de la présence politique, à la dissolution de la vitalité culturelle, pédagogique, voire économique d’une population. Mais si l’on se décide à agir, encore faut-il ne pas miser sur le mauvais...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut