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Moyen Orient et Monde - Par Dominique MOISI

Le retour de la question des Balkans

De gauche à droite : le Premier ministre kosovar Isa Mustafa, le Premier ministre bosniaque Denis Zvizdic, le Premier ministre serbe Aleksandar Vucic, le Premier ministre albanais Edi Rama, le Premier ministre monténégrin Milo Djukanovic et le Premier ministre macédonien Nikola Gruevski. Ces dirigeants des pays des Balkans ont posé, hier, pour une photo de famille à l’issue du Forum économique de Vienne qui se tenait à Tirana, la capitale de l’Albanie. Gent Shkullaku/AFP

« Il faut européaniser les Balkans, pour éviter une balkanisation de l'Europe. » C'est en ces termes que nous avions décrit, le politologue français Jacques Rupnik et moi-même, la situation dans la région en 1991, au moment où éclatait la guerre entre les États successeurs de l'ancienne Yougoslavie. Les combats, qui se sont poursuivis jusqu'à la fin de la décennie, firent des milliers de morts et nécessitèrent par deux fois l'intervention de l'Otan (en Bosnie en 1995 et en Serbie en 1999).
Près d'un quart de siècle plus tard, les Balkans continuent à représenter une menace pour la paix en Europe, comme ce fut le cas à la veille de la Première Guerre mondiale et à la fin de la guerre froide, lorsque l'éclatement de la Yougoslavie s'est non seulement traduit par la première guerre en Europe depuis 1945, mais également par la réapparition de massacres génocidaires. Les graves incidents de la semaine dernière en Macédoine, au cours desquels huit officiers de police macédoniens et quatorze nationalistes albanais ont été tués, font craindre un retour de la violence. Il est difficile de savoir si ces affrontements armés sont l'expression d'une ancienne plaie non refermée ou un élément nouveau, une réaction face à un gouvernement conservateur à majorité slave qui semble basculer dans le chauvinisme ethnique.
Ce qui est toutefois clair est que les Balkans restent une réalité explosée et confuse, capable de menacer la stabilité de l'Europe, elle-même déjà sur le fil du rasoir à la suite de l'aventurisme belliqueux de la Russie en Ukraine. La région balkanique est un mélange volatil de montée des nationalismes, de profonde frustration économique et de désenchantement concernant l'absence de progrès dans le processus d'adhésion à l'Union européenne. Le risque d'un plongeon dans le chaos nous oblige à considérer à nouveau la manière de gérer au mieux la poudrière que sont les Balkans.
À Belgrade, où je me trouvais récemment, les violences intervenues en Macédoine dominaient les conversations. Certains de mes interlocuteurs serbes dénonçaient l'aveuglement des Occidentaux. Ils critiquaient en particulier l'Union européenne, l'Otan et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour leur description de la flambée de violence comme des « incidents isolés ». Du point de vue des Serbes, les attaques perpétrées par des nationalistes albanais, musulmans, marquent plus probablement le début d'une tentative d'agrandir leur territoire aux dépens de leurs voisins chrétiens, à commencer par le plus vulnérable d'entre eux, la Macédoine.
Ce sont précisément ces opinions qui, avec les violences, risquent de renforcer la profonde ambivalence qui existe au sein de l'Union face à toute perspective de nouvel élargissement. Le précédent de la Grèce, qui est loin d'être un modèle pour les pays candidats à l'adhésion à l'UE, semble particulièrement pertinent par rapport à ses voisins du Nord, pareillement affligés de niveaux élevés de corruption et de chômage. Des préoccupations s'expriment également au sein de l'UE au sujet de l'affinité apparente de la population à majorité orthodoxe des pays balkaniques avec la Russie de Vladimir Poutine, ou à propos de l'importante population musulmane de la région.
Ces inquiétudes européennes reflètent en partie l'échec des dirigeants de l'UE à exploiter les réussites parfois éclatantes de l'élargissement, la Pologne en étant l'exemple le plus notoire. Des considérations de politique intérieure ont conduit plusieurs dirigeants européens à souligner les difficultés et à exagérer les échecs les plus spectaculaires de l'intégration européenne.
Il est inévitable, dans un tel contexte de réticence, que l'europhilie ait commencé à céder le pas à une nostalgie de la Yougoslavie, à Belgrade notamment. « À l'époque, nous étions respectés », me dit l'un de mes interlocuteurs, ancien diplomate. « Nous étions un des grands pays non alignés. »
Des sentiments similaires s'expriment en Bosnie, et même en Croatie, membre de l'UE depuis 2013. À l'époque communiste, la Yougoslavie contrastait fortement avec les pays du bloc soviétique. Que ce soit au plan économique ou social, ses citoyens étaient bien mieux lotis que ceux d'Europe centrale. Aujourd'hui, la situation est inversée. La Pologne est en plein essor, alors que les États successeurs de la Yougoslavie (à l'exception de la Slovénie) sont en proie à de nombreuses difficultés, victimes des plaies non refermées d'un passé lointain et plus proche – l'une des plus désastreuses étant l'obstination cynique de Slobodan Milosevic, ancien président de la Yougoslavie et de la Serbie, à se maintenir au pouvoir à tout prix.
Cela fait longtemps que l'UE n'a semblé aussi distante, aussi réservée. La décision prise par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker de supprimer le poste de commissaire à l'Élargissement a été perçue comme étant hautement symbolique, incitant certains à se tourner vers un modèle alternatif. La reconquête de la Crimée par la Russie fournit un sujet de conversation jubilatoire aux ultranationalistes serbes déplorant la perte du Kosovo, à majorité albanaise. Et les impressionnants bureaux de Gazprom dans le centre de Belgrade sont une manifestation tangible de la présence énergétique russe dans le pays.
Mais la réalité est qu'il n'y a pas de « modèle russe » pour les Balkans, au-delà du recours à la force brute. Des liens toujours plus étroits avec l'Europe sont la meilleure voie à suivre pour les citoyens de la région comme pour l'UE. Dans un contexte de sévère crise économique, les idéaux européens restent, en dépit de tout, le seul antidote efficace face aux formes les plus virulentes du nationalisme. Pour les Balkans, comme pour le reste de l'Europe, l'Union européenne est la seule alternative à un avenir qui pourrait être aussi sombre que le pire du passé.

© Project Syndicate, 2015. Traduit de l'anglais par Julia Gallin.

Dominique Moisi, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po), est conseiller spécial de l'Institut français de relations internationales (IFRI) et professeur invité au King's College de Londres.

« Il faut européaniser les Balkans, pour éviter une balkanisation de l'Europe. » C'est en ces termes que nous avions décrit, le politologue français Jacques Rupnik et moi-même, la situation dans la région en 1991, au moment où éclatait la guerre entre les États successeurs de l'ancienne Yougoslavie. Les combats, qui se sont poursuivis jusqu'à la fin de la décennie, firent des...

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