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À La Une - Le Perspective de Michel TOUMA

Problématique et dérive chiites

En période de crise existentielle, il faut souvent appeler les choses par leur nom. Pour réfléchir à des solutions en profondeur des problèmes d’ordre sociologique qui se posent à un pays, une attitude de type « politique de l’autruche » devient contre-productive. C’est dans cette optique qu’il convient de percevoir les secousses récurrentes et endémiques provoquées depuis des décennies par le réveil chiite au Liban. Un réveil chiite qui a débouché sur le lourd contentieux avec le Hezbollah et ses multiples ramifications, en l’occurrence : le poids des armes et les tentions sunnito-
chiites qui en résultent ; les attentats politiques; les menaces et les manœuvres d’intimidation; les circuits économiques parallèles et illégaux ; le mini-État dans l’État ; et, tout récemment, l’affaire des otages de Aazaz et ses répercussions miliciennes, dont le phénomène du clan Moqdad, la fermeture à répétition de la route de l’aéroport, les enlèvements d’étrangers, dont les deux pilotes turcs, etc.


L’ensemble de ces soubresauts (pour le moins qu’on puisse dire) constituent autant de facteurs d’instabilité chronique pour le pays, et donc de grogne pour les autres composantes du tissu social libanais. Une grogne, au demeurant, tout à fait légitime. Mais pour trouver une issue à de tels égarements, il faut en déterminer la source et il faut en comprendre les racines profondes. Des racines à puiser dans l’inconscient collectif des chiites libanais. C’est alors qu’il serait possible de réfléchir à un moyen de remédier à la dérive chiite. Car, il faut l’admettre, il y a bel et bien dérive. Une dérive lourde de conséquences dont seul le Hezbollah est le responsable. Et la cause...


Une constatation s’impose d’emblée : il est vrai que le Hezbollah a réussi à verrouiller sa communauté à force de subventions et d’aides sociales, médicales, scolaires, universitaires, professionnelles et autres, accordées à sa population grâce à l’aide généreuse et massive de Téhéran. Mais il est vrai aussi que parallèlement à ces aides, des pans non négligeables de la communauté chiite continuent de soutenir le Hezbollah sans pour autant avaliser son projet de société, les valeurs qu’il défend ou nombre de ses options politiques. Pour ces chiites, que l’on retrouve dans différentes couches sociales, s’ils maintiennent leur appui au Hezb, c’est principalement parce qu’ils ont acquis la conviction que ce parti a recouvré leur dignité, leur a donné un sentiment de force et leur a assuré une place prépondérante sur l’échiquier politique local. En d’autres termes, ce parti a mis un terme à une très longue ère de marginalisation chiite et a permis de ce fait à la communauté de prendre en quelque sorte sa vengeance sur ce plan et de surmonter un profond sentiment de frustration.

 

Un tel sentiment de marginalisation et de frustration est loin d’être injustifié. Si l’on ne considère, pour simplifier, que la phase de l’histoire contemporaine du Liban, force est de relever en effet que c’est uniquement à la fin des années 60 et au début des années 70 du siècle dernier que les masses populaires chiites (par opposition aux leaders traditionnels de la communauté) commencent à voir une lueur de dignité poindre à l’horizon avec l’imam Moussa Sadr, fraîchement débarqué d’Iran. En 1967, Moussa Sadr réussit à obtenir du pouvoir la formation du Conseil supérieur chiite, censé affirmer l’identité et la présence sociopolitique de la communauté. Mal perçue par les leaders féodaux chiites de l’époque, cette instance s’est toutefois transformée en un simple forum de notabilités incapables de s’imposer sur la scène politique. Moussa Sadr fonde alors le « Mouvement des déshérités » (qui deviendra le « mouvement Amal »), première structure socio politique de poids dont ont pu se doter les chiites du Liban depuis pratiquement l’Empire ottoman.


Fondant son action sur une vision claire du chemin à parcourir, sur une vaste culture et, surtout, sur un charisme hors normes, l’imam Moussa Sadr avait réussi à galvaniser les masses chiites et à les engager – c’est là un point fondamental – sur la voie d’un projet politique spécifiquement libaniste, refusant, vers la fin des années 70, de faire acte d’allégeance envers les ayatollahs iraniens qui s’apprêtaient à conquérir le pouvoir à Téhéran.
Le reste du cheminement politico-militaire de la communauté est connu. Un point d’inflexion crucial et historique sera atteint au milieu des années 80 avec l’émergence du Hezbollah. C’est avec la consolidation du pouvoir tentaculaire et multiple de ce parti que la dérive chiite commence. Car si la volonté des masses chiites de s’affirmer sur la scène politique libanaise est légitime – dans le cadre d’un projet spécifiquement libaniste (comme l’a souligné feu l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine dans son testament politique) –, ce qui est fortement contestable, par contre, c’est ce rassemblement aveugle autour du Hezbollah, non pas en tant que structure politique chiite libanaise, mais en tant que formation régionale qui prône un projet transnational et qui a fait acte d’allégeance totale et inconditionnelle au guide suprême de la révolution iranienne (le « waliy al-faqih »).


Dans une région aussi troublée que le Moyen-Orient et à la lumière du véritable séisme à caractère existentiel qui secoue nombre de pays arabes, le projet de société guerrière (sans horizons) que tente d’imposer le Hezbollah est fondé, par essence, sur un équilibre de forces. Or, un tel équilibre des forces peut basculer à n’importe quel moment et en un court laps de temps. Le retrait syrien du Liban, en avril 2005, alors que nul ne s’aventurait même à y songer quelques semaines plus tôt, en est la preuve la plus récente et la plus éclatante. Or, dans le contexte présent, les masses chiites et avec elles, plus particulièrement, les responsables et les cadres du Hezbollah persistent à lier leur sort à un rapport de force par définition éphémère et d’autant plus incertain qu’il est lié à une raison d’État totalement étrangère au Liban.


C’est à ce niveau que se situe la dérive. Une dérive dangereuse car la chute risque d’être un jour douloureuse. Elle pourrait alors entraîner la communauté chiite dans un nouveau cycle de frustration, de désarroi et donc de repli sur soi (le fameux « ihbate » qu’ont connu les chrétiens dans les années 90 ou les sunnites actuellement). Surtout qu’entre-temps, la ligne de conduite partisane fondée sur l’arrogance, l’intimidation, le chantage milicien, les aventures guerrières (notamment hors frontières), les attentats politiques, le sabotage de l’économie, le non-respect des engagements pris et des accords signés, et les comportements de type « fermetures des routes et enlèvements d’étrangers », a suscité un profond ressentiment et a créé un ras-le-bol ainsi qu’un cumul de dangereuses frustrations chez les autres communautés. Le Hezbollah aurait-il alors le courage politique, ou plutôt les moyens et la possibilité, de s’engager réellement sur la voie d’un sursaut libaniste afin de mettre fin à la dérive chiite et de briser le cercle vicieux des frustrations mutuelles ? Pour l’heure, aucun indice ne permet d’entrevoir à l’horizon une telle option. Mais il n’est pas interdit de continuer à croire, malgré tout, au miracle libanais...

En période de crise existentielle, il faut souvent appeler les choses par leur nom. Pour réfléchir à des solutions en profondeur des problèmes d’ordre sociologique qui se posent à un pays, une attitude de type « politique de l’autruche » devient contre-productive. C’est dans cette optique qu’il convient de percevoir les secousses récurrentes et endémiques provoquées depuis...
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