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Moyen Orient et Monde - En toute liberté

L’Église et la « fumée de Satan »

En qualifiant de « satanique » le meurtre du père Jacques Hamel, à Rouen, mort le 26 juillet dernier égorgé devant l'autel où il célébrait la messe par un musulman fanatique, le pape a franchi le seuil de la réserve avec laquelle, depuis son élection, il a parlé de Satan. Mais il faut croire que cette pudeur est purement circonstancielle et que, quand il n'a pas pu faire autrement, le pape a dû utiliser les mots nécessaires pour qualifier cette action barbare.

Certes, des théologiens ont, au cours du XXe siècle, remis en cause l'existence de l'archange déchu. En gros, pour eux, il s'agit d'une personnification du mal ; ou de ce qui porte l'homme au mal. Mais sur le plan de la doctrine catholique, l'existence de cette créature angélique n'a jamais été remise en question. Ainsi, dans une homélie célèbre datant du 29 juin 1972, le pape Paul VI avait parlé de la « fumée de Satan » qui, après le concile Vatican II, est entrée, « par des fissures, dans le peuple de Dieu ».

Citons le passage concerné : « Devant la situation de l'Église d'aujourd'hui, nous avons le sentiment que par quelque fissure la fumée de Satan est entrée dans le peuple de Dieu. Nous voyons le doute, l'incertitude, la problématique, l'inquiétude, l'insatisfaction, l'affrontement. On n'a plus confiance dans l'Église. On met sa confiance dans le premier prophète profane venu qui vient à nous parler de la tribune d'un journal ou d'un mouvement social, et on court après lui pour lui demander s'il possède la formule de la vraie vie, sans penser que nous en sommes déjà en possession, que nous en sommes les maîtres (...). »

Jean-Paul II, de son côté, écrit : « L'Église ne se prête ni condescend facilement à la tendance d'attribuer de nombreux faits à des interventions directement diaboliques (...). Les paroles impressionnantes de l'apôtre Jean, " Le monde entier gît au pouvoir du Mauvais", font aussi allusion au pouvoir de Satan dans l'histoire de l'humanité (...). L'influence de l'Esprit malin peut se cacher d'une manière profonde et efficace : se faire ignorer correspond à son intérêt. L'habileté de Satan dans le monde est celle de porter les hommes à nier son existence au nom du rationalisme ou de tout autre système de pensée... »

L'affirmation du pape François vient bousculer notre rationalisme. Mais l'esprit qui fut à l'œuvre à Rouen n'est pas exclusif à notre temps. Toutes les guerres lui sont propices, et celle du Liban (1975-1990), par exemple, ne fait pas exception. Je me souviens encore de la confidence faite par un médecin séquestré durant la guerre civile libanaise. Libéré après plusieurs semaines de confinement, ou plutôt d'enterrement dans une espèce de sous-sol morbide, il avait accusé ses ravisseurs de n'être « ni des hommes ni des animaux, mais des démons ». Loin des « lignes rouges » géographiques, on peut presque parler, dans certains cas, comme celui du Liban que j'ai connu de près, d'« invasions intérieures » qui dépossèdent momentanément des êtres humains de leur nature.

 

(Pour mémoire : François dénonce l'assassinat "satanique" du père Hamel)

 

Scènes de l'enfer
Dans son attachant ouvrage Comment je suis redevenu chrétien (Points-Essais), l'éditeur et essayiste Jean-Claude Guillebaud, qui fut grand reporter au Liban, parle en ces termes de notre guerre, qu'il a couverte en tant que journaliste : « Je pense à la grande sauvagerie spécifique du passage à l'acte qui s'était manifestée au Liban, durant les premières années de la guerre civile. Le soir, à Beyrouth, chez le correspondant du Monde, Lucien George, nous en parlions tard dans la nuit (...). Nous vivions des horreurs indescriptibles (...). Oui, ce vertige étrange qui, en quelques instants, peut métamorphoser un homme ordinaire en un tortionnaire capable de tout (...). L'événement nous jetait à la figure une question qui ne concernait plus vraiment le journalisme, et cette question était celle du Mal (...). C'est bien cette antique question qui ressurgissait avec fracas dans les rues de Beyrouth ou dans les montagnes du Chouf livrées à la gratuité funèbre des massacres. » Le retour de cette question spirituelle du Mal dans la conscience occidentale reste associé au Liban des années 1970 (pages 33-35). Il n'y a pas là de quoi être fier.

Les paroles récentes de François ont le mérite de remettre d'actualité le combat spirituel comme dimension essentielle de la vie chrétienne, personnelle ou sociale. Elles nous permettent de redécouvrir les paroles de saint Paul : « Car ce n'est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter (...) mais contre les régisseurs de ce monde des ténèbres. »

Ce que Jean-Claude Guillebaud, l'Occidental, redécouvre au Liban durant la guerre c'est une « clé d'interprétation » de la réalité que l'Occident relativiste de « la mort de Dieu » avait perdue. Depuis, sa réflexion l'a confirmé dans cette redécouverte qu'il qualifie de « platement anthropologique », et non sentimentale ou « pieuse ». Cette redécouverte ne disait rien de spécifique sur le Liban ou l'Orient. Ce qu'elle disait portait sur tout être humain, dans la dimension que lui accorde la pensée chrétienne.

C'est qu'en effet, pour cette doctrine, il y a plus au monde que ce qui tombe sous le coup des cinq sens. Il y a notamment, en l'occurrence, tout un monde angélique créé dont nous ne savons d'expérience sensible que peu de choses. Le « désenchantement du monde » par la raison l'a évacué du champ de la conscience. Mais considérer qu'il n'en existe plus serait le comble de l'idéalisme, cette philosophie qui professe que seul existe le réel que l'on pense. Aujourd'hui, ce que déploient les fondamentalismes, qu'ils s'inspirent de l'islam, du judaïsme, du christianisme ou de toute autre idéologie séculière, ce sont des scènes de l'enfer provoquées non par un choc de civilisation, mais par le choc de deux univers spirituels, celui de la miséricorde et celui de la haine. Des chocs aussi archaïques que l'homo sapiens apparu il y a deux cent mille ans sur terre.

 

(Pour mémoire : François Hollande au Vatican pour témoigner sa "gratitude" au pape)

 

« Coupé de sa source »
On mesure mieux, de la sorte, le pas immense que l'humanité a franchi grâce au Christ. Un progrès qui protège l'homme de son autodestruction. « C'est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d'exploser », remarque René Girard. Et Jean-Claude Guillebaud de commenter : « Si le christianisme donne l'impression de disparaître, c'est peut-être justement – et aussi – parce qu'il a rempli historiquement son office et que le message dont il était porteur a été grosso modo adopté dans sa version séculière par la société moderne. Adopté et coupé de sa source... » ajoute-t-il.

Poussant sa réflexion plus loin, et se référant aux Lumières et à toute la pensée des XVIIIe et XIXe siècles, Guillebaud en conclut que « la démocratie n'a pas été conquise seulement "contre" le christianisme, mais grâce à lui, dans son prolongement, en intégrant et en laïcisant son héritage ».

Ce commentaire en appelle deux autres. En effet, la démocratie, le principe d'autonomie de la personne, les libertés, l'espérance et la sortie du temps cyclique ont été acquis, cela ne fait pas de doute, grâce au christianisme, mais souvent contre l'Église. Ceux qui voudront approfondir cette réflexion liront avantageusement l'ouvrage de J.-C. Guillebaud. En outre, une partie de l'héritage chrétien s'est révélé réfractaire, irréductible à toute laïcisation. Ainsi le veut, contre tous les idéalismes, le réalisme chrétien.
C'est cette partie de l'héritage chrétien que la réflexion du pape François aide l'Occident à redécouvrir, encore qu'il aurait pu le faire bien plus vite au spectacle des épouvantables camps de concentration du XXe siècle. Satan n'est pas mort et l'homme n'est toujours pas sorti des cavernes. Le trousseau de clés ouvrant les portes de l'enfer pend à la ceinture du premier venu. La société « postmoderne » sera chrétienne, où elle ne sera pas.

 

 

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