Il est de ces synchronies qui ne sont pas fortuites. Le régime syrien est en effet depuis longtemps passé maître dans l’art de jongler avec le temps et d’exploiter, sinon de pervertir, la diplomatie pour pouvoir perpétrer ses crimes en toute impunité. Le peuple libanais en sait quelque chose... combien n’a-t-il pas souffert, quatre décennies durant, de cette maestria assadienne à appliquer les préceptes de Goebbels, à multiplier les promesses creuses, à mentir effrontément et impunément, rien que pour gagner un peu plus de temps, suffisamment en tout cas pour pouvoir ressortir indemne de la traditionnelle politique du bord du gouffre qui fascina un jour Henry Kissinger.
Et il faut dire qu’en quarante ans, la ritournelle n’a pas vraiment changé. Le glossaire utilisé par Assad père et fils, ainsi qu’un jeu peu subtil sur les apparences – encore cette illusion de « modernité », d’« occidentalisation » prétendue d’un régime postsoviétique, qui continue d’en aveugler ici plus d’un, quand bien même il n’y aurait pire aveugle que celui qui ne veut pas voir – suffisaient ainsi à donner bonne conscience aux diplomates étrangers. La capacité du régime à remplir docilement sa mission stratégique – être le véritable cerbère clandestin d’Israël dans la région et savoir saisir au bon moment les opportunités d’ouverture sur la politique occidentale (comme pour abattre le jumeau irakien en 1990) – pouvait bien justifier, du côté occidental, quelques accrocs à la diplomatie des droits de l’homme et à la Charte de l’ONU. Entre l’idolâtrie de la realpolitik au nom d’intérêts stratégiques supérieurs et la fascination morbide pour la cruauté et le diabolisme des tyrans, des dictateurs et des fous, la frontière est parfois très floue.
Ainsi, l’occupation militaire et la tutelle politique sur le Liban avaient-elles été tolérées en échange des bons et loyaux services du régime. Durant trois décennies, les cris de souffrances de tout un peuple – une élite politique et culturelle décimée, des citoyens victimes de disparitions forcées et jetés dans les geôles syriennes, des étudiants tabassés, arrêtés, torturés – ont été ignorés. Jusqu’au mort de trop, le 14 février 2005, celui qui a enfin permis au peuple libanais de se soulever le 14 mars 2005 pour recouvrer dans un geste fondateur collectif sa dignité et sa liberté et rompre enfin, dans un message fort adressé aux décideurs du monde entier, l’emprise du régime syrien sur sa volonté.
Or ce message fort, le peuple syrien, victime des mêmes souffrances que le peuple libanais, et aux mains des mêmes bourreaux, est en train de l’adresser depuis plus d’un an au monde entier, avec un courage et une vaillance inégalés. Mais le monde s’obstine, au nom de cette même realpolitik, à lui refuser son droit élémentaire à l’autodétermination, la liberté, la dignité, la vie. Si le régime syrien ne peut plus se permettre comme naguère la même marge de manœuvre dans sa manipulation du temps pour contrôler l’espace, c’est parce qu’il est lui-même pris au piège qu’il tendait naguère aux autres. De dépeceur, il s’est transformé en espace dépecé – ce qui ne l’empêche cependant pas de poursuivre, avec une cruauté et une ardeur inhumaine, sa boucherie contre ses villes et son peuple – de manipulateur, il est devenu une arène que toutes les puissances locales et régionales se disputent. Un véritable « homme malade », un grand bazar où Israéliens, Turcs, Iraniens, Russes et Américains rivalisent de froideur et d’impavidité afin d’assurer chacun leurs intérêts, chacun sous son prétexte. Ce faisant, toutes ces puissances parviennent ainsi à laisser au régime moribond – et dont la fin est inéluctable par la force de la volonté populaire, et en dépit de la répression et des massacres – une seule emprise sur le temps : celle de continuer à tuer, détruire et déstabiliser.
Il faut en effet se rendre à l’évidence. La solution à la yéménite n’est plus possible en Syrie, où le sang versé et la violence infligée ne laissent plus beaucoup de place à ce genre de diplomatie, qui prête la faux à Bachar el-Assad et continue de lui renouveler son permis de tuer. L’ordre moral, l’ordre de l’humanité profondément ébranlé par l’ophtalmologue syrien et sa tribu, doit absolument être restauré. Le peuple syrien a lui aussi le droit de vivre. Il faut lui en donner le temps. Or cela n’est possible, il ne faut plus en être dupe, qu’en arrachant, au forceps, la métastase baassiste. Et au plus vite.
commentaires (4)
Entièrement de votre avis, Monsieur Sabbagha. Il en va des pays comme des familles et des individus.
Nayla Sursock
09 h 08, le 12 mars 2012