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Économie - Liban - Entretien

« Les perspectives dans le monde arabe restent encore très incertaines »

Auteur et coauteur de plusieurs livres sur le monde arabe et ancien ministre, Samir Makdisi lie les perspectives économiques actuelles et futures dans la région aux développements politiques, principalement en Égypte et en Tunisie.

« Le renforcement du secteur privé est une nécessité dans le monde arabe et peut largement contribuer à la création d’emplois », affirme l’ancien ministre Samir Makdisi.

Professeur émérite d’économie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), auteur et coauteur de plusieurs livres sur le Moyen-Orient, parmi lesquels Democracy in the Arab world : explaining the deficit (2011), Samir Makdisi fut ministre de l’Économie dans l’un des premiers cabinets ayant suivi les accords de Taëf et la fin de la guerre civile au Liban. Dans un entretien avec L’Orient-Le Jour, il revient sur les divers aspects économiques du printemps arabe – de la diversification et du passage à un modèle post-pétrolier au chômage des jeunes et à la nécessité de la création d’un bloc économique arabe – soulignant le caractère indissociable entre l’évolution politique et l’avenir économique de la région.

Quel bilan général dressez-vous trois ans après le début des premiers soulèvements populaires dans le monde arabe ?
Le dénouement de la transition politique dans différents pays, notamment en Tunisie et en Égypte, reste encore largement incertain. Nous ne savons pas si ces deux pays finiront par devenir de véritables démocraties, s’il y aura un retour à une certaine forme d’autocratie ou si l’armée prendra le relais. Ensuite, sur les cinq pays directement touchés par les soulèvements, seuls deux pays ont connu un certain « succès » en termes de renversement des anciens régimes ; deux autres pays sont toujours dans le processus de mise en place d’un nouveau régime (Libye et Yémen, ndlr), tandis que la Syrie traverse une guerre civile aux ramifications régionales et internationales... Enfin, dans les pays en transition, la lutte pour le pouvoir entre mouvements islamistes et forces laïques n’est toujours pas totalement tranché, comme en témoignent les derniers rebondissements en Égypte ou ailleurs...
En ce qui concerne le processus économique, celui-ci est très lié à l’aboutissement politique. Pour le moment, il y a eu un déclin économique dans tous ces pays. La question est donc de savoir comment faire face à cette chute. Mais cela n’est pas surprenant. Si l’on regarde les pays d’autres régions du monde ayant traversé une transition politique, beaucoup d’entre eux ont été confrontés à une situation similaire. Néanmoins, je dirais que le bilan dans le monde arabe aura été négatif jusque-là, avec une perspective incertaine sur le plus long terme.

Pensez-vous que la période de transition risque de durer plus longtemps que dans d’autres régions du monde ?
Oui, cela est fort probable (...). Il existe deux phénomènes qui caractérisent le monde arabe et qui le différencient des autres régions : d’abord, l’existence de ressources pétrolières considérables et l’effet rentier qu’elles impliquent sur l’ensemble de la région ; ensuite les conflits toujours pas résolus, en particulier le conflit israélo-arabe. Dans la mesure où ces deux facteurs existeront, la nature du processus de transition démocratique sera affecté et pourrait donc devenir plus long.

 Quels sont les défis actuels dans les pays en transition ?
Ils sont actuellement politiques. Il n’existe pas encore de stratégies économiques tangibles. Les gouvernements des pays en transition sont toujours préoccupés par le rétablissement d’une certaine forme de stabilité et sont donc loin de la phase de ce que nous appelons les politiques de développement. Beaucoup de consultants diraient que le plus important maintenant est d’avoir des politiques à très court terme qui répondent aux besoins de base, bien que ces mesures pourraient compromettre les objectifs à long terme, tel que l’assainissement des finances publiques. En effet, il y a nécessité de politiques à court terme pour répondre aux besoins les plus pressants, quitte à avoir recours aux subventions, voire à un plus grand financement du déficit ... Les citoyens ont besoin de mesures concrètes et palpables. Ils ne peuvent plus attendre cinq ans ou plus pour que leurs conditions de vie s’améliorent.
 

Sur le plus long terme, quelle est la réponse économique appropriée à ces soulèvements. Quels en sont les mécanismes financiers et non financiers ?
À plus long terme, il y a trois principaux axes sur lesquels il faudra travailler : d’abord, garantir une stabilité économique, ensuite créer un environnement propice au développement et à la croissance de l’économie réelle, et enfin améliorer de manière drastique la gouvernance et le fonctionnement des institutions. Au niveau du second volet, cela peut se faire par le biais d’incitations fiscales, la réorientation de l’activité d’emprunt, ou les politiques de taux de change ; un grand nombre d’économistes considèrent, par exemple, que le succès de plusieurs pays ayant traversé une transition vient de la sous-évaluation du taux de change. Cela leur a permis de stimuler les exportations et de diversifier leurs économies, en libérant un avantage comparatif qui avait été longtemps verrouillé.Un contrôle des entrées de capitaux à court terme s’impose ainsi dans cette perspective afin d’éviter, du moins, une surévaluation de la monnaie.
D’autres moyens pour stimuler l’économie réelle consistent à réorienter les crédits vers des secteurs productifs et créateurs d’emplois, ainsi qu’à mettre en place des incitations fiscales permettant de développer certaines activités industrielles et post-industrielles à forte valeur ajoutée. Au-delà de ces mécanismes financiers, les gouvernements devraient également encourager l’innovation et l’esprit d’entrepreunariat (...) Il existe plusieurs avantages à diversifier les économies du monde arabe (...) Le modèle rentier est devenu un véritable poids, à la fois politique et économique (...). Bien sûr, il existe des pays comme les Émirats arabes unis (EAU), le Qatar ou le sultanat d’Oman, où la diversification serait très limitée, en raison de l’étroitesse du marché et de la structure même des ressources naturelles et humaines. D’autres pays, comme l’Arabie saoudite, l’Irak et le Soudan, ont en revanche un important potentiel et représentent de grands marchés pour les industriels de leur pays comme pour ceux de la région (...).
Enfin, les gouvernements doivent œuvrer en faveur de l’amélioration de l’environnement institutionnel, et non simplement se concentrer sur les outils économiques, en luttant contre la corruption et d’autres formes de défaillances institutionnelles. En général, il existe une relation positive entre institutions démocratiques et transparentes et fondations économiques plus durables.

Concrètement, près de 100 millions d’emplois devront être créés au cours de la prochaine décennie, selon un rapport de la Banque mondiale. Où en est le monde arabe par rapport à cet objectif ?
Quels que soient les chiffres et les estimations, il y a aujourd’hui un besoin de créer le plus grand nombre possible d’emplois sur le marché (...). La question est de savoir comment y aboutir. La diversification économique est un outil, la révision du système fiscal pour instaurer l’assurance-chômage, améliorer les systèmes de retraites, etc., en est un autre. L’application de ces mesures de court et de moyen termes dépendra beaucoup, encore une fois, de la durée et de l’aboutissement de la transition politique ainsi que des politiques économiques qui seront mises en place.

Qu’en est-il du rôle du secteur privé ?
Le renforcement du secteur privé est une nécessité dans le monde arabe et peut en effet largement contribuer à la création d’emplois. Il faudra toutefois mettre des garde-fous par le biais d’une réglementation qui éviterait de tomber encore une fois dans le piège du cronycapitalism, qui consiste en des relations fortement étroites entre hommes d’affaires et responsables politiques... Dans le monde arabe, ce binôme a été l’une des principales causes de la corruption rampante des deux dernières décennies de réformes néolibérales et l’un des principaux catalyseurs des soulèvements arabes ...

Le monde arabe est l’une des régions les plus déficitaires sur le plan alimentaire. Existe-t-il, à votre avis, une solution réelle à ce problème, compte tenu des contraintes géographiques structurelles ?
Les limites liées à la géographie et à la taille des terres arables sont certes contraignantes. Mais pourquoi ne pas commencer par avoir de meilleures méthodes agricoles qui contribueraient à augmenter la production ? L’Égypte, par exemple, est loin de son potentiel réel. Une meilleure infrastructure physique, des méthodes de production novatrices, des incitations et une meilleure allocation des crédits sont des moyens à portée de main dont le monde arabe peut se servir pour développer l’agriculture. Aujourd’hui, la plupart des investissements dans la région vont au secteur immobilier ; les gouvernements doivent travailler activement sur leur réorientation vers des secteurs plus productifs, pour des raisons de productivité et de compétitivité, mais aussi afin de réduire la dépendance et la vulnérabilité vis-à-vis des marchés internationaux ainsi que la facture d’importations, et de limiter, par la même occasion, les effets inflationnistes et le déficit public et externe qu’implique cette situation de forte dépendance.

 Pensez-vous que les soulèvements arabes finiront à terme par ouvrir la voie à une plus grande intégration régionale ou même à la création d’un bloc économique arabe ?
La mise en œuvre de ces projets n’est pas encore possible à l’heure actuelle en raison des obstacles politiques et de l’absence d’une vision commune ou d’un cadre intellectuel et institutionnel favorable. En revanche, sur le plan théorique, l’ouverture des frontières ne peut être qu’à l’avantage de l’ensemble des pays arabes. Cela permettrait de réduire les coûts de production, de créer un plus grand marché pour les industriels de la région et aiderait ainsi à atteindre l’objectif principal de diversification économique. Aujourd’hui, les échanges commerciaux interarabes représentent moins de 10 % de l’activité commerciale globale de la région avec le monde extérieur. Sur un autre plan, la création d’un bloc économique arabe permettrait à la région d’avoir un meilleur positionnement sur l’échiquier international à l’ère de la mondialisation et de l’émergence de grands blocs économiques.

Qu’en est-il d’un plan Marshall arabe qui serait financé par les pays du Golfe ?
Pourquoi les monarchies pétrolières accepteraient-elles de le faire ? Est-ce que cela s’inscrit dans leur intérêt ? Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’un plan Marshall soit une nécessité ou une condition préalable au développement dans le monde arabe. L’épargne nationale est très importante dans plusieurs pays de la région, mais elle n’est pas exploitée de manière judicieuse. Le problème dans le monde arabe est qu’il existe des contraintes d’investissement, pas des contraintes d’épargne.

Pourquoi les institutions internationales ont-elles été incapables de prévoir ces soulèvements populaires ? Qu’en est-il de leur participation actuelle, en comparaison avec l’Europe orientale et l’Amérique latine dans le passé ?
Le FMI et la Banque mondiale (BM) demandent souvent aux pays d’adopter et de mettre en œuvre des plans économiques qui ne prennent pas en compte le contexte politique et l’impact social des réformes, tandis que les résultats sont mesurés à l’aune de critères purement économiques. Cela explique en partie la raison pour laquelle les soulèvements arabes n’ont pas été prévus plus tôt. Aujourd’hui, une plus grande prise de conscience se dessine à cet égard, même si celle-ci arrive avec du retard ...
Quant à la participation des principales organisations internationales au processus transitionnel dans la région, il est vrai que ces dernières semblent moins engagées que ce qu’elles ont été par le passé dans d’autres régions et pays en transition. Un facteur principal derrière cela est l’instabilité politique persistante et le manque de visibilité sur les perspectives d’avenir dans le monde arabe. En outre, le contexte économique international est différent de celui qui prévalait après la chute de l’Union soviétique ; les principaux bailleurs de fonds sortent d’une des crises les plus graves depuis 1929 et ont leurs propres déficits et problèmes à gérer.
Sur un autre plan, le FMI et la BM ont toujours soutenu l’hypothèse selon laquelle l’argent et les moyens ne manquent pas dans le monde arabe, mais ne sont pas utilisés à bon escient.

Quelles leçons le monde arabe devrait-il tirer de l’expérience de l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin ?
Plusieurs erreurs ont été commises en Europe de l’Est dans les années 1990, principalement en matière de privatisation à grande échelle et de « liquidation » des biens de l’État. Je ne pense pas cependant que l’Europe soit un bon référent, en termes comparatifs. L’objectif était à l’époque de relancer une croissance au point mort et de réussir la transition d’une économie dirigée par l’État à une économie de marché, alors que dans le monde arabe, le défi majeur aujourd’hui est d’améliorer la redistribution de la croissance, de créer des emplois, d’améliorer la gouvernance des institutions... Je pense que les pays arabes devraient davantage s’inspirer de l’Amérique latine, et plus particulièrement de pays tel que le Brésil où la plupart des projets ont été conçus et mis en œuvre par le biais d’un processus de consultation régionale impliquant l’ensemble de la population, ce qui a permis aux citoyens d’être de véritables partenaires dans les prises de décision qui les concernent.

Enfin, quel est, à votre avis, l’avenir des pays qui n’ont pas été affectés par les soulèvements populaires ?
Ces pays seront obligés de réformer s’ils veulent préserver leurs propres intérêts. Des réformes ont été entreprises au Maroc et en Jordanie dans une moindre mesure. Vont-ils continuer dans ce sens ? Cela reste à voir. Ces pays seront-ils à même d’effectuer une transition politique et de réformer le pays sans nécessairement passer par des soulèvements massifs ? Tout dépend de la rapidité et de la volonté de réformer. Cependant, quelles que soient les mesures socio-économiques que ces dirigeants pourraient prendre, la grande leçon des expériences tunisienne et égyptienne est que les gens n’acceptent plus d’être marginalisés, en premier lieu politiquement. Prendre les bonnes mesures sur le plan économique et réduire les inégalités ne sera pas suffisant à mon avis.

 

 

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