Les relations de l’ex-patron de Renault-Nissan avec deux puissants hommes d’affaires de la région sont au cœur de l’enquête menée par la justice japonaise pour « abus de confiance aggravé ». Le Commerce du Levant fait le point. 

Dans sa vidéo, Carlos Ghosn s'est dit innocent de toutes les charges et les accusations pesant contre lui
Dans sa vidéo, Carlos Ghosn s'est dit innocent de toutes les charges et les accusations pesant contre lui AFP

Depuis le 4 avril, Carlos Ghosn  est mis en cause dans une quatrième enquête, pour « abus de confiance aggravé ». Le Parquet japonais examine les liens entre l’ancien PDG de Renault-Nissan et Suhail Bahwan, un milliardaire omanais à la tête du Suhail Bahwan Group, qui possède Suhail Bahwan Automobile LLC (SBA), le concessionnaire Renault-Nissan du sultanat. La justice nippone a d’ailleurs formulé une demande d’aide auprès des autorités d’Oman.

Selon le bureau des procureurs, Renault-Nissan a transféré 15 millions de dollars entre fin 2015 et 2018 à SBA, dont cinq millions auraient été utilisés pour le bénéfice personnel de Carlos Ghosn. Ces fonds proviennent de la "réserve du PDG", une caisse réservée aux paiements d'urgence, non budgétés à l'avance, et correspondent officiellement à des « primes de performance ».

L’hebdomadaire français l’Express affirme également que les enquêteurs japonais ont  découvert dans les appartements japonais de Carlos Ghosn une reconnaissance de dette à l’égard de Suhail Bahwan de 30 millions de dollars.

Un oligarque omanais

Mais qui est donc ce milliardaire omanais au cœur de l’enquête? Le puissant homme d’affaires, dont la fortune a été estimée à 3,2 milliards de dollars par Forbes, est loin d’être un inconnu dans la petite monarchie.

Sur le site de son groupe, le storytelling fait de Suhail Bahwan un self-made-man. Sa biographie officielle raconte qu’il a commencé en 1965 avec son frère Saud comme commerçant de filets de pêche au souk de Mutrah, port de Mascate et cœur économique de la capitale.

«C’est une réécriture romantique de l’histoire», explique Marc Valeri, professeur associé à l’université d’Exeter (Royaume-Uni) et spécialiste d’Oman.

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«C’est grâce à la relation des frères Bahwan avec le sultan d’Oman, Qabous Ibn Said, à la tête de la monarchie depuis 1970, qu’ils ont obtenu d’être agents exclusifs pour de nombreuses marques internationales et ont pu bénéficier de juteux contrats publics. Bahwan n’a pas occupé de postes politiques de premier plan, comme d’autres oligarques omanais, mais il a cultivé sa proximité avec le sultan et d’autres membres de la famille de manière informelle».

Au tableau de chasse des deux frères, une vingtaine de marques comme Toshiba, Toyota, Ford, Daewoo, Pepsi Cola… Les frères Bahwan sont devenus des partenaires essentiels pour les investisseurs étrangers qui ne peuvent pas s’implanter dans le sultanat sans un partenaire local.

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Les licences automobiles en particulier ont permis à la fortune des frères Bahwan de décoller, du fait des faibles investissements requis sur place. En 2002, Suhail Bahwan s’est séparé de son frère pour faciliter la succession : il lui a laissé la concession de Toyota, mais est devenu le distributeur de Renault et de Nissan à Oman, en lançant SBA en 2004. Aujourd’hui, l’entreprise emploie 3 000 personnes.

La réputation de l’oligarque n’avait jusqu’ici pas été mise en cause. «C'est clairement l'un des hommes les plus riches du pays, mais il est perçu comme étant intègre parmi le milieu restreint des oligarques omanais. Il jouit d’une image de piété dans la monarchie pour avoir lancé une fondation de charité qui a beaucoup de visibilité», assure Marc Valeri. Le milliardaire ne s’est toujours pas exprimé sur l’affaire.

La piste saoudienne

Un autre milliardaire arabe est aussi à l’origine de l’autre principale inculpation de Carlos Ghosn, fin décembre 2018. Le scénario ressemble étrangement à celui d’Oman.

Cette fois, il s’agit de Khaled al-Juffali, vice-président de E.A. Juffali and Brothers, l'un des plus gros conglomérats d'Arabie saoudite - et membre du conseil d'administration de l'Autorité monétaire d'Arabie saoudite - qui a bénéficié entre 2009 et 2012 de 14,7 millions de dollars prélevés sur la fameuse «réserve du PDG». Le milliardaire à la moustache est également président de Nissan Gulf, une coentreprise créée en octobre 2008 par Nissan en vue de soutenir ses activités de vente et de marketing en Arabie saoudite, à Abou Dhabi, au Koweït et à Bahreïn.

Khaled al-Juffali est issu d’une grande famille saoudienne qui pèse dans le Royaume :  elle descend directement de Khalid Ibn al-Walid, dont la tribu a joué un rôle crucial dans la fondation de la monarchie wahhabite. «C’est une famille importante à Djeddah qui s’est enrichie quand l’économie saoudienne a décollé dans les années 1950 et 1960 avec les revenus croissants du pétrole. Elle a de très bonnes connexions dans le Royaume, mais ne possède pas une forte influence politique », note Steffen Hertog, professeur associé à la London School of economics.

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L’homme d’affaires a fait fructifier l’empire créé par son père Ahmed au milieu des années 1940. Comme dans le cas de Suhail Bahwan, la famille al-Juffali, grâce à ses connexions au sein du pouvoir, a obtenu des licences de distribution d'électricité et de voitures, lui permettant de réaliser des partenariats avec de grandes marques internationales, dont Mercedes. L’entreprise familiale s’est ensuite diversifiée dans divers secteurs comme la construction ou les assurances et détient des actifs aussi en Arabie saoudite que dans le reste des pays du Golfe.  

Les 14,7 millions de dollars versés à Nissan Gulf sont suspects aux yeux de la justice japonaise car ils correspondent à peu de choses près à des pertes subies par Carlos Ghosn au moment de la crise financière de 2008 et de la chute brutale du dollar face au yen. Son salaire étant libellé en yen, l’ancien PDG avait souscrit à des contrats de swap de devises pour se protéger en cas de dévaluation de la monnaie nippone or c’est le contraire qui s’est produit.  

Son ami, Khaled al-Juffali, aurait alors volé à son secours en se portant garant des pertes. La justice japonaise soupçonne Carlos Ghosn d’avoir ensuite puisé dans son fameux « fonds de réserve » pour le remercier.

Les deux hommes se sont liés d’amitié dans les années 1990 et ont des liens forts avec le Liban, Khaled al-Juffali s’y étant même établi quelques années avec sa famille.  Pendant que Carlos Ghosn « fréquentait le lycée jésuite Notre-Dame de Jamhour, l'homme d'affaires saoudien usait ses fonds de culotte au Brummana High School, l'autre établissement de la jeunesse dorée de Beyrouth. Des liens libanais renforcés par le mariage en 2012 du frère aîné de Khaled, Walid (décédé en 2016), avec la jeune star du petit écran et mannequin libanais Loujain Adada » rappelle L’Express - L’Expansion dans un portrait qu’il consacre au milliardaire saoudien. 

Le cheikh n’a pas tardé à défendre son ami. « Les 14,7 millions de dollars de paiements versés par Nissan pendant quatre ans avaient pour but de soutenir et de promouvoir la stratégie commerciale de Nissan en Arabie saoudite, et comprenaient le remboursement des frais professionnels », a indiqué la direction de Khaled Juffali Co. dans un communiqué.

La ligne de défense des avocats de Carlos Ghosn est la même : cette somme correspondait au travail de lobbying effectué par Khaled al-Juffali auprès du gouvernement et de la famille royale pour permettre la construction d'une usine Nissan. La somme viendrait également récompenser son rôle d'intermédiaire dans un conflit qui opposait le constructeur nippon et son distributeur saoudien, Alhamrani United Company.

Trois autres dossiers en cours

En plus de ces deux affaires, le bâtisseur de l'alliance Renault-Nissan est sous le coup de deux inculpations sur la période cumulée 2010-2018, pour avoir omis de déclarer une partie de ses revenus dans des documents de Nissan remis aux autorités boursières.

En outre, une enquête préliminaire a été ouverte en France début mars, en lien avec son mariage au château de Versailles en 2016. L’ancien PDG a toujours clamé son innocence, et estime avoir été victime d’un « complot » monté de toutes pièces par Nissan pour faire échouer son projet de rapprochement avec Renault.

 

Détournement de fonds via le Liban ?

Alors que le bureau des procureurs japonais s’intéresse à 15 millions de dollars transférés par Renault-Nissan à son concessionnaire omanais (SBA) entre fin 2015 et 2018, l’enquête interne, menée par Nissan depuis janvier, parle quant à elle de 35 millions de dollars versés entre 2011 et 2018.

Une partie de fonds auraient ensuite été transférés de SBA vers une société d’investissement libanaise, Good Faith Investments.

Selon le registre du commerce libanais, cette entreprise est détenue par le directeur général du concessionnaire omanais, Divyendu Kumar et enregistré à Beyrouth auprès du cabinet d’avocats de Fadi Bassil, décédé en 2017.

Pour l’heure, la justice japonaise n’a pas demandé aux autorités libanaises de procéder à une enquête sur les comptes détenus par Carlos Ghosn ou ses proches à Beyrouth. « Il est peu probable que le Japon puisse obtenir pareilles informations, le Liban ne disposant à ce jour d’aucune convention bilatérale avec le Japon qui favorise l’échange d’information », fait valoir l’avocat et fiscaliste Karim Daher du cabinet HBD-T.

Toujours d’après l’enquête interne de Nissan, l’argent détourné aurait alimenté le compte d’une société dont Carole Ghosn, l’épouse de Carlos Ghosn, est l’actionnaire principal : la compagnie « Beauty Yachts PTY » enregistrée dans les Iles vierges britanniques, un paradis fiscal notoire, qui aurait financé l’achat d’un luxueux bateau, d'une valeur de plus de 12 millions d'euros, baptisé « Shachou » (« patron » en japonais), aujourd’hui en cale sèche dans un port italien.

Une partie des fonds auraient également servi à financer Shogun, une start-up installée à San Francisco créée par Anthony Ghosn, le fils de l’ex-PDG. Shogun a pour sa part nié ces allégations.