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Culture - Spectacle

« Salomé vs Bluebeard » : une danse polyphonique qui déchire les voiles

« Salomé vs Bluebeard », un spectacle passé comme une météorite sur la scène du théâtre al-Madina où Cornelia Krafft a mis en diapason deux figures mythiques : Salomé la femme fatale et Barbe-Bleue, le fou sanguinaire. Ou vice-versa !

Barbe-Bleue (Ali Chahrour) et sa troisième épouse (Nazha Harb) dans un duel de la mort: Photo Lea Najjar

S’il fallait choisir un symbole à ce beau, très beau travail, présenté le temps d’un week-end seulement au théâtre al-Madina (qui a affiché tellement complet qu’une séance supplémentaire a été ajoutée dimanche en matinée), disons que ce serait celui du yin et du yang, dont on connaît bien la représentation dans un cercle séparé par un S: le côté yin, noir, contient un peu de blanc du yang et inversement. Au yin, qui correspond à la féminité, on associe la lune, la nuit, la réceptivité, le vide, la conscience... Au yang, on attribue la masculinité, mais aussi l’amour, le soleil, le jour, l’action, le plein... Mais dans la culture chinoise, comme dans ce spectacle, cette opposition n’est pas vue comme un concept contre l’autre, mais plutôt comme deux aspects complémentaires entre action et réaction, mouvement et immobilité. Ainsi, dans le combat qui oppose Salomé à Barbe-Bleue, les cartes se mélangent, transcendent le primaire «femme victime» vs «homme bourreau». Ici, les choses sont beaucoup plus subtiles. Infiniment plus tarabiscotées, enchevêtrées et sublimées.
Dans ce même esprit de dualité, deux pièces se déroulant en même temps sur une scène scindée en deux, où le noir et le blanc priment. D’une part, à gauche, «Salomé» et ses six danseurs: Pierre Geagea (la lune), le roi Hérode (Bshara Atallah), la reine Herodias (Ahlam Dirani), Salomé (Érica Moukarzel), Jokanaan (Christopher Rizkallah) et l’esclave du Mal (Moe Khansa).
À droite, le clan Barbe-Bleue, mené par Ali Chahrour (dans le rôle-titre), entouré d’Alana Mejia Gonzalez, Jude al-Saati, Nazha Harb, Monya Riachi et Joumana Dabis (Ariane).
Même le public, auquel on a remis à l’entrée des bracelets autocollants portant l’inscription «Salomé» ou «Barbe-Bleue», est séparé en deux parties, d’une part et d’autre de la salle.
Un public à grande majorité anglophone, sans doute affilié à l’AUB où Cornelia Krafft a initié les cours de «performance art». Il convient de souligner là que le spectacle Salomé vs Bluebeard a obtenu le soutien de la Mellon Foundation et du département de Fine Art et Art History de l’AUB, en collaboration avec Theâtre al-Madina, et qu’il est proposé en partenariat avec l’organisation Kafa qui lutte contre l’exploitation et les violences faites aux femmes et aux enfants.
Alors que les acteurs de la pièce sont à majorité des professionnels, notons que les étudiants de Krafft ont animé, pour leur part, le hall du théâtre, allant même jusqu’à accoster les passants de Hamra, dans une performance artistique live où les femmes étaient menottées, bâillonnées, ensanglantées, bref sujettes à toutes sortes de violences physiques ou psychiques.
Histoire de donner le ton des «horreurs» à suivre...

Des mythes et des danses
Salomé vs Bluebeard, c’est avant tout la rencontre entre deux mythes très anciens.
L’histoire de Salomé et Hérode est un des thèmes récurrents des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle. De la figure biblique, Cornelia Krafft a gardé les grandes lignes et a trouvé son inspiration dans la Salomé d’Oscar Wilde.
«C’est beau et sombre comme un chapitre de l’Apocalypse», s’était exclamé Pierre Loti confronté au texte de Wilde. La version krafftienne n’est pas loin non plus de cette vision noire, vue par la lorgnette du bizarre et de l’étrange. Le noir et le blanc omniprésents, la scénographie stylisée traduit bien l’univers sombre et cruel et la beauté étrange de la Salomé de Wilde. Incarnation de la femme fatale pour beaucoup, elle scelle, pour certains, la malignité ontologique de la féminité. Amoureuse et cruelle, elle désire, séduit et donne la mort. Elle envoûte les hommes. Elle a toute l’ambiguïté du mal, représenté sous les traits de la beauté, de la jeunesse, de la grâce. Et de la danse, surtout, puisqu’il s’agit ici d’un spectacle de danse. Mais aussi à travers la fameuse danse des sept voiles de Salomé. Cette dernière ne dénonce-t-elle pas les désirs et les fantasmes qui éclatent comme un miroir brisé sur une société fanatique? La nôtre? Allez savoir.
Quoi qu’il en soit, nous assistons là à un conte cruel et flamboyant qui évoque la domination toute-puissante et la perversité d’une femme à qui rien ne résiste et pour qui l’on meurt, et que Krafft rapproche de l’astre lunaire à de multiples reprises, tant pour sa beauté et sa virginité que pour son aspect inaccessible. Rongés par le désir, la démence et la haine, les personnages de Salomé sont traqués dans leurs fantasmes à l’instar de Barbe-Bleue, cette hyperbole qui trouve son origine dans le conte de Perrault. Avec, en premier, le mythe d’Ariane, revue et corrigé par Maurice Maeterlinck. La figure d’Ariane a également diversement inspiré les auteurs, présentée parfois comme victime en pâmoison ou batailleuse animée par une ambition libératrice.
Ici, l’histoire commence avec Barbe-Bleue qui séduit cinq épouses avant l’apparition d’Ariane à laquelle il demande de ne jamais ouvrir la 7e porte dont la serrure peut être déverrouillée par une clé en or. C’est justement la volonté de braver l’interdit et d’oser rompre la chaîne des fatalités, qu’elle déchire le voile des apparences et délivre de leur emprisonnement les cinq épouses qui l’ont précédée.
Pourtant, lorsqu’elles auront le pouvoir de s’émanciper, les femmes délivrées préféreront sacrifier leur liberté en servant à nouveau celui qui les a soumis...
Les nombreux duos de ces deux spectacles se croisent et s’entrecoupent d’une manière quelque peu onirique, où les danseurs semblent victimes d’une sorte de folie ambiante. La peur, la cruauté, la barbarie sont autant de thèmes exploités ici.
Dans ce spectacle symboliste, onirique, surréaliste, les interrogations sont universelles et intemporelles. La femme d’abord: vierge effarouchée ou garce magnifique? Vénus pervertie, belle et hideuse à la fois?
Et l’homme ensuite: bourreau sanguinaire ou victime de ses désirs?
En confrontant Salomé, Ariane et Barbe-Bleue, Cornelia Krafft dessine précisément ce qui est à l’œuvre dans le rapport de l’homme et de la femme, de l’épouse au mari. Alliance trompeuse, idéale jamais acquise, toujours promise. Durable, possible? Comment réaliser la magie de la rencontre et de l’éternelle fusion?
Ce Salomé vs Bluebeard est, au final, un magnifique magma subversif. Une variation polyphonique au souffle lunaire, une scénographie graphiquement superbe, et dramatique, où la violence et la sensualité sont omniprésentes.
S’il fallait choisir un symbole à ce beau, très beau travail, présenté le temps d’un week-end seulement au théâtre al-Madina (qui a affiché tellement complet qu’une séance supplémentaire a été ajoutée dimanche en matinée), disons que ce serait celui du yin et du yang, dont on connaît bien la représentation dans un cercle séparé par un S: le côté yin, noir, contient un peu...
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