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Dans le monde arabe, les mouvements islamistes en crise - Interview

Dans le monde arabe, les mouvements islamistes en crise

À l'approche des élections législatives en Jordanie et en Égypte, les mouvements islamistes dans ces deux pays semblent déterminés à défier les autorités. Alors que le Front d'action islamique jordanien (FAI) a décidé de boycotter le scrutin de novembre, les Frères musulmans d'Égypte, eux, se sont alliés à d'autres mouvements d'opposition à caractère laïc. Dans une interview accordée à « L'Orient-Le Jour », Shadi Hamid, directeur de recherche au centre Brookings Institute de Doha, explique pourquoi un changement de stratégie semble nécessaire pour l'évolution des islamistes.

Un membre des Frères musulmans égyptiens lors d'une manifestation anti-Moubarak au Caire. Amr Abdallah Dalsh/Reuters

Question- Autorisés ou non à participer à la vie politique, les mouvements islamistes dans la plupart des pays arabes - notamment en Jordanie et en Égypte - souffrent depuis des décennies d'une répression croissante, d'une limitation accrue de leurs activités ainsi que de profondes divisions internes. Quel impact cela a-t-il eu sur ces mouvements ? Dans
quel état se trouvent-ils aujourd'hui ?
Réponse- Les islamistes, en général, se trouvent dans un état de crise. Ils sont à un tournant décisif et doivent désormais faire des choix très importants concernant leur avenir. La principale question qu'ils sont en train de débattre concerne leur participation à la vie politique. Après plus de vingt ans de participation électorale, les mouvements islamistes en Égypte et en Jordanie se disent aujourd'hui déçus. Ils estiment que les signes d'ouverture et de pragmatisme qu'ils affichent depuis des années n'ont servi qu'à accentuer la répression menée par les autorités. Aujourd'hui, ils estiment qu'il est temps de changer de stratégie et de penser aux nouvelles démarches à suivre pour assurer leur évolution politique.

Quelles seront ces nouvelles démarches à votre avis?
Il y a d'abord le boycott des élections. Les mouvements islamistes ont pendant longtemps été hésitants à opter pour cette démarche. La dernière fois que le FIA avait boycotté les législatives en Jordanie, c'était en 1997, alors que les Frères musulmans égyptiens participent régulièrement au scrutin depuis 1990. Mais, aujourd'hui, avec la détérioration de leurs relations avec les autorités, je crois que l'intérêt pour un boycott devient de plus en plus important. Le FIA a d'ailleurs déjà annoncé sa décision de ne pas participer aux prochaines législatives (du 9 novembre). Cela marque clairement un changement de stratégie qu'il faudra observer avec intérêt avant de juger son efficacité. Il ne faut par ailleurs pas oublier que cette décision intervient après le revers que les islamistes jordaniens ont subi lors des dernières législatives, en 2007. Cette expérience est très importante du fait qu'elle avait constitué un choc pour le FIA qui n'avait recueilli que six sièges sur 110, un des plus bas scores de son histoire. Les élections de 2007 étaient les pires en matière de liberté depuis les années 40, et cela en dépit des garanties promises par le gouvernement jordanien. Les autorités étaient déterminées à éradiquer les islamistes du Parlement et ils ont réussi en quelque sorte à le faire. Tout cela a poussé le FIA à réviser son approche et à repenser sa stratégie.
La même chose se passe en Égypte actuellement. Pour la première fois depuis les années 90, les Frères musulmans ont très sérieusement envisagé de boycotter les prochaines législatives (prévues fin novembre). Auparavant, la question ne se posait même pas. Ce débat semble marquer un début de changement stratégique au sein de la confrérie islamiste. Mais il ne faut pas s'attendre à grand-chose puisque les Frères musulmans semblent se diriger vers une participation active cette année, ce qui pourrait éventuellement leur coûter très cher.

Mais à la différence des islamistes jordaniens, les Frères musulmans ont enregistré un très bon score lors des dernières élections de 2005. Un succès pareil n'est-il pas envisageable aujourd'hui ?
Cette question est au cœur du débat au sein de la confrérie. Les Frères musulmans hésitent à boycotter le scrutin de novembre en raison justement de la taille de sa représentation parlementaire. Ils occupent aujourd'hui 88 sièges, soit 20 % de l'Assemblée nationale. Il est très difficile pour eux d'abandonner ces sièges et de passer de 88 députés à zéro. La situation est très différente pour les islamistes jordaniens qui ont une très faible représentation parlementaire.
Mais pour revenir à votre question sur la possibilité d'un succès des Frères musulmans lors de ce scrutin, la réponse, à mon avis, est non, et les Frères musulmans en sont conscients. Je crois qu'ils ne gagneront pas plus que 20 sièges. On ne peut, bien sûr, rien prédire à ce stade, mais je pense que leur score sera très loin de celui atteint en 2005. La situation aujourd'hui est bien différente de celle qui prévalait il y a cinq ans. Le régime (de Hosni Moubarak) a, depuis, considérablement intensifié la répression contre les islamistes. Les autorités semblent plus que jamais déterminées à affaiblir les Frères musulmans, du moins politiquement. Ils ont ainsi décidé de soutenir d'autres partis d'opposition - comme le Wafd - durant les prochaines législatives dans le but de barrer la route aux islamistes. Le gouvernement semble ainsi lui aussi changer de stratégie en envoyant un message à la communauté internationale, disant que la confrérie musulmane n'est plus la force d'opposition la plus importante en Égypte. Il espère faire passer le nombre de sièges du Wafd de dix à 30 ou 40. C'est le scenario le plus vraisemblable, à mon avis.

Certains observateurs estiment qu'un éventuel vide politique laissé par les islamistes serait le plus probablement comblé par des groupes plus radicaux. Que pensez-vous de ce raisonnement ?
Il est possible que les Frères musulmans décident, un jour, de se retirer de l'arène politique, en signe de désespoir face à la répression croissante du régime. Dans ce cas, ils se tourneront probablement vers leur vocation initiale qui est la « Daawa », c'est-à-dire l'éducation religieuse. Il ne faut pas oublier que la confrérie est une grande organisation qui offre, avant tout, de nombreux services sociaux, médicaux et économiques à la population égyptienne. Un éventuel retrait de la vie politique n'aura donc qu'un effet limité sur le niveau de leur popularité. Cependant, il est vrai qu'il existe un risque. Quelqu'un devra combler le vide politique et des mouvements, plus radicaux, pourraient se jeter sur l'occasion. Nous avons déjà vu ce scénario au Koweït, lors des élections de 2008, lorsque les salafistes ont raflé plus de 50 sièges, devenant ainsi le plus grand bloc parlementaire du pays.

Ces deux dernières années, le FIA jordanien et les Frères musulmans d'Égypte ont tous les deux tenu des élections internes qui ont propulsé des « faucons » à la tête de ces mouvements. Comment expliquez-vous ce changement que certains qualifient de « radical » ?
Les islamistes jordaniens et égyptiens sont aujourd'hui divisés. Le FIA était même sur le point de s'effondrer tellement les divisions internes étaient graves. Aujourd'hui, la situation s'est quelque peu rétablie, mais elle est toujours tendue.
Je crois que l'élection de « faucons » à la tête des mouvements islamistes en Jordanie et en Égypte est un développement qu'il faudra suivre de près, sans toutefois tomber dans le piège des spéculations. Les Frères musulmans, par exemple, forment une organisation qui possède une puissante structure interne qui ne dépend pas d'individus particuliers. La confrérie est une institution qui - comme toute institution - ne change pas d'une façon radicale du jour au lendemain. Beaucoup de personnes étaient inquiètes de la victoire du très conservateur Mohammad Badih (le nouveau guide général des Frères musulmans, NDLR) face au « modéré » Mohammad Habib. Mais ce que nous avons vu, contre toute attente, était un rejet de la « radicalisation » et une ouverture envers l'un des politiciens les plus laïcs qu'ait connu l'Égypte. L'alliance entre les Frères musulmans et Mohammad el-Baradei (ex-chef de l'AIEA et candidat potentiel à la présidentielle de 2011) est très importante puisqu'elle reflète une volonté de coopération très sérieuse de la part des deux parties. Cette alliance a ainsi démontré que les islamistes, en dépit de tout, ont choisi la voie de la modération et non pas de l'isolement politique, que certains craignaient.

La promotion de la démocratie dans le monde arabe, dont le président George W. Bush avait fait la priorité de son second mandat, a pris fin après l'arrivée au pouvoir du Hamas dans les territoires palestiniens en 2006. Pourquoi la communauté internationale craint-elle une représentation islamiste dans le monde
arabe ?
Les Occidentaux ont peur des islamistes. Ils souffrent de ce que j'appelle le « dilemme islamique ». Américains et Européens disent qu'ils veulent promouvoir la démocratie au Moyen-Orient, mais, dans le même temps, ils ne semblent pas prêts à accepter les résultats de cette démocratie. C'est très contradictoire. Rappelons-nous ce qui s'est passé en Algérie lors des premières élections libres de 1991-1992 qui avaient permis au Front islamique du salut (FIS) d'arriver au bord du pouvoir. Ils avaient gagné le premier tour des législatives et auraient pu remporter une majorité des sièges au Parlement si le processus électoral n'avait pas été interrompu (par la démission du président Chadli Benjedid sous la pression de l'armée algérienne). La communauté internationale, notamment les États-Unis, la France et l'Espagne, ont soutenu la manipulation politique visant à barrer la route aux islamistes. Et je crois que l'expérience du FIS hante toujours les islamistes à travers la région. Ils sont désormais plus prudents et veillent à ce que le même scénario ne se répète pas avec eux.
Mais, pour revenir à la politique de Bush au Moyen-Orient, ce que les Américains appellent « Freedom Agenda » était clairement un début de changement de stratégie vis-à-vis le monde arabe. Cette stratégie a finalement été avortée après le score inattendu des Frères musulmans lors des législatives de 2005 et la victoire surprenante du Hamas en 2006. Ces deux événements ont poussé les Américains à réviser leur politique dans la région aux dépens de la démocratie.

Qu'en est-il de la politique de l'administration de Barack Obama au Moyen-Orient ? A-t-elle été porteuse de changements ?
Le président Obama a montré très peu d'intérêt pour la promotion de la démocratie dans le monde arabe. Beaucoup de personnes dans la région sont déçues par sa politique d'autant que la démocratie a été un des points importants de son discours au Caire, peu après son élection. Il est évident que le président américain ne peut pas se permettre aujourd'hui de fragiliser ses relations avec ses alliés arabes, alors qu'il doit gérer les guerres en Irak et en Afghanistan, le programme nucléaire iranien, ainsi que le conflit israélo-palestinien. Mais je crois que la volonté y est. De hauts responsables américains ont récemment suggéré l'idée d'ouvrir des canaux de discussions avec certains islamistes de la région. Même si cela n'a pas encore été traduit par des actes, c'est déjà un signe positif.

Qu'est-ce que les islamistes peuvent faire pour améliorer leur image en Occident ?
Depuis les attaques du 11 septembre 2001, les mouvements islamistes ont compris qu'il fallait améliorer leur image afin de ne pas être assimilés à d'autres groupes, beaucoup plus radicaux, comme el-Qaëda. Ils ont pris une série d'initiatives en vue de faire comprendre aux Occidentaux qu'ils sont, avant tout, des mouvements pacifiques, en faveur de la démocratie. Les Frères musulmans, par exemple, ont lancé une campagne médiatique sans précédent visant à communiquer avec l'opinion publique occidentale. Ils ont lancé une version anglaise de leur site Internet qui attire de plus en plus de visiteurs non musulmans. Par ailleurs, ils n'hésitent plus à accorder des entrevues aux médias occidentaux et certains responsables de la confrérie ont même fait publier des éditoriaux dans des journaux américains et européens, dont le Guardian britannique.
Cependant, ceci ne veut pas dire que les mouvements islamistes sont ouverts au dialogue avec les gouvernements occidentaux. Le sentiment antioccidental, et surtout antiaméricain, est toujours très présent en Égypte et en Jordanie et les islamistes ne sont pas près de perdre leur soutien populaire pour un rapprochement - sans garanties - avec les États-Unis.
Question- Autorisés ou non à participer à la vie politique, les mouvements islamistes dans la plupart des pays arabes - notamment en Jordanie et en Égypte - souffrent depuis des décennies d'une répression croissante, d'une limitation accrue de leurs activités ainsi que de profondes divisions internes. Quel impact cela a-t-il eu sur ces mouvements ?...