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Culture - Œuvres sur papier

« Avis » : après la tempête, les explications de l’artiste

Dans notre édition du samedi 30 avril, en page une, une alerte en tramé rose, concernant « Avis », une œuvre artistique de Sirine Fattouh qui prend la forme de fausses annonces annulant des évènements artistiques et culturels de ce jour.


Avis. Cette œuvre polémique de Sirine Fattouh figurait en page 15. Sur deux colonnes, douze annulations en série avec astérisques rapportant le lecteur vers la page une où figurait le démenti des informations publiées. Les codes visuels choisis sont les mêmes que ceux utilisés par L'Orient-Le Jour pendant la guerre civile au Liban et retrouvés par l'artiste dans les archives du journal. Avis s'inscrit dans le cadre d'Œuvres sur papier, un projet de l'Association pour la promotion et l'exposition des arts au Liban (Apeal), avec la contribution de Temporary Art Platform (TAP) pour le programme Musée en devenir.


Douze artistes contemporains libanais ont ainsi été commandités pour intervenir chacun à sa façon dans quatre journaux de la presse libanaise : al-Akhbar, as-Safir, The Daily Star et L'Orient-Le Jour.
L'œuvre de Sirine Fattouh a provoqué des réactions multiples au Liban. Parallèlement à une (très) grande vague de soutien, nous avons eu droit à beaucoup d'incompréhension, de commentaires agressifs, d'appels furieux et même de menaces de procès : la rédaction du journal, l'artiste et les curateurs en ont vu et entendu de toutes les couleurs. Cette onde de choc ne cesse pas, trois jours après, de provoquer des remous. De tout cela, L'Orient-Le Jour préfère retenir les critiques constructives, et se fait fort de s'excuser auprès des quelques producteurs culturels toutes discipline confondues et qui se sont sentis lésés pour la gêne occasionnée.


Mais...
Mais les interventions des artistes faites directement sur un support journal n'ont jamais fait dans la dentelle. Leur but étant, justement, de déboussoler le lecteur, de le bousculer dans ses croyances et ses habitudes, de le provoquer même. Comme le note Sirine Fattouh, « cette intervention (intitulée Avis) atteste de l'importance de l'engagement et de la responsabilité de l'artiste dans la société dans laquelle il s'inscrit ». N'est-ce pas là l'un des objectifs de l'art ? Et du journalisme ? Qu'est-ce à dire lorsque les deux s'imbriquent ?
Depuis la nuit des temps, l'artiste a utilisé divers matériaux et moyens pour s'exprimer. Du burin au pinceau, des instruments de musique inventés ou traficotés, du mixed media, du collage, des pellicules, des sprays, de l'encre et du sang. L'artiste a mis sa voix, son corps, ses tripes, son jus de crâne, sa vision (étroite ou large, peu importe, du monde ou de soi) au service de son œuvre. Une œuvre qui n'a pas toujours été comprise, adoubée ou digérée. Qu'importe. L'essentiel, c'est de créer, d'interroger, de questionner, de susciter le débat, de briser l'apathie, de réveiller, d'ouvrir les yeux, bref, d'inviter à voir le monde d'une autre manière, à travers d'autres perspectives.
Sririne Fattouh explique (et défend) son travail.

 

« Un geste politique fort »
« À tous ceux qui me reprochent mon irresponsabilité, je leur dis : Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas de vous refaire vivre les mauvais souvenirs des guerres, mais de vous rappeler que la guerre en Syrie qui est à nos frontières, les milliers d'immigrés qui meurent en mer pour tenter d'échapper à la terreur, à l'insoutenable et à l'humiliation qu'ils subissent depuis des années, que tout cela n'est pas un détail de l'histoire, et je ne m'excuserai pas pour avoir perturbé votre journée avec ces mauvais souvenirs. La réalité, c'est que la guerre est en face de nous, c'est un spectacle de désolation ; le plus ignoble qui soit. Alors, accordez-moi le privilège d'annuler pour une journée les évènements artistiques et culturels de manière tout à fait fictive. Cela serait un geste politique ô combien fort... »

 

Le projet
« Plusieurs artistes sont invités à intervenir dans différents journaux libanais. Ce projet est à l'initiative de la commissaire d'exposition Amanda Abi Khalil ainsi que l'association Apeal. La date de la première parution était le 30 avril. Mon travail artistique est intimement lié à l'histoire et à la mémoire, j'ai donc dans un premier temps consulté les archives de L'Orient-Le Jour, plus particulièrement ceux du mois d'avril 1975. En effet, la date du 30 avril 1975 renvoie à la chute de Saigon, qui mettra fin à la guerre du Vietnam et à 30 ans de guerres en Indochine. Cette date rappelle également les premiers départs en mer de nombreux Vietnamiens fuyant le régime communiste sur des embarcations de fortune. Cet exode massif durera plusieurs années (jusqu'en 1990), et parmi ceux qu'on appellera plus tard les boat people, nombreux périront ou se retrouveront parqués dans des conditions déplorables dans des camps entourés de barbelés à Hong Kong. Comment alors éviter de faire un rapprochement avec la guerre en Syrie et l'exode de la population syrienne ?
Comment ne pas penser aux milliers de réfugiés morts en mer alors qu'ils tentent en vain de fuir la misère et la terreur sur des embarcations de fortune ?


J'ai donc axé mon intervention dans le journal sur le concept de l'histoire qui se répète, mais un autre élément orientera la forme même de mon action.
En consultant les archives du mois d'avril 1975, j'ai été visuellement frappée par des encadrés qui apparaissent à partir de la date du 14 avril 1975. Le 13 avril 1975 est la date officielle du début des guerres au Liban. Au fur et à mesure que les événements (car on n'emploie pas le mot guerre à ce moment-là) s'intensifiaient apparaissaient des encadrés rectangulaires, des avis dans lesquels les ambassades, les galeries, les centres culturels et même des particuliers annulaient ou reportaient des dîners, des soirées ou des expositions. Ils ont pratiquement tous employé la même formulation : « En raison des circonstances actuelles... »
J'ai par la suite consulté l'agenda culturel et noté tous les événements artistiques et culturels qui avaient lieu le 30 avril et rédigé des avis avec la même formulation de phrase qui était utilisée en 1975 dans L'Orient-Le Jour.
Mon positionnement consistait à semer la confusion auprès des lecteurs du journal. Je voulais qu'ils se questionnent sur le sens dissimulé de cette phrase –en raison des circonstances – ; qu'elle fasse écho à notre histoire passée (qui certes est douloureuse) et à notre présent (qui l'est tout autant).


Une œuvre d'art peut déranger, elle peut également déclencher de vives réactions et être critiquable d'un point de vue éthique ou moral. Je pourrais même me risquer à dire qu'une œuvre d'art devrait provoquer des réactions et ébranler nos certitudes. L'agitation qu'a provoquée cette intervention atteste de l'importance de l'engagement et de la responsabilité de l'artiste dans la société dans laquelle il s'inscrit.

 

 

Dans notre édition du samedi 30 avril, en page une, une alerte en tramé rose, concernant « Avis », une œuvre artistique de Sirine Fattouh qui prend la forme de fausses annonces annulant des évènements artistiques et culturels de ce jour.
Avis. Cette œuvre polémique de Sirine Fattouh figurait en page 15. Sur deux colonnes, douze annulations en série avec astérisques rapportant le...

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