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Moyen Orient et Monde - Histoire

Quand les princes chrétiens régnaient sur Erbil et Gaotang

Hidemi Takahashi, historien de l'Université de Tokyo, suit de près les traces des minorités chrétiennes au Proche-Orient.

De jeunes chrétiens de Mossoul dans un camp de réfugiés à Erbil, en 2014. Photo archives Reuters

Mossoul, XIIIe siècle. En 1262, les Mongols pillent et font leur la ville, contraignant la communauté chrétienne syriaque à fuir pour Erbil, à une centaine de kilomètres à l'Est. Cet exode sera raconté par le grand érudit syriaque, Barhebraeus, contemporain de cette époque, dans sa Chronique ecclésiastique. Quand les hommes du groupe État islamique (EI) s'emparent à leur tour de Mossoul, sept siècles et demi plus tard, en 2014, les chrétiens se retrouvent devant trois options : se convertir, payer la jizya (la taxe) ou quitter la ville. Ils choisissent l'exil.
Hidemi Takahashi, professeur à l'Université de Tokyo et spécialiste des études syriaques, fait le parallèle entre ces deux exodes des chrétiens d'Irak. « En 1262, les syriaques ont pu emporter leurs reliques, et ceci les a probablement aidés à surmonter cette épreuve », raconte-t-il en notant des informations selon lesquelles les réfugiés de 2014 ont eux aussi emporté des reliques. Mais le parallèle n'est pas entier. Au fil des écrits de Barhebraeus, Hidemi Takahashi fait plusieurs découvertes. Les Mongols discriminent très peu lors des massacres, et les chrétiens, du moins pendant un temps, obtiennent paradoxalement quelques promotions sociales. Ainsi apparaît à Erbil une dynastie chrétienne nestorienne, qui ne durera que deux générations. Bar Mukhtas, le prince chrétien d'Erbil, prendra en pitié les réfugiés, leur permettant de construire une église sur une parcelle de terre qu'il leur prête. On peut affirmer sans grand risque qu'au XIIIe siècle, le pourcentage des chrétiens dans ces régions était beaucoup plus élevé qu'aujourd'hui. Ils ne sont plus désormais qu'une petite minorité et leur situation semble pire encore qu'au temps de Houlagou (le petit-fils de Gengis Khan).

 

(Pour mémoire : Chassés par l’EI, des chrétiens d’Irak prient sur le front pour un retour)

 

Barhebraeus
L'historien japonais s'est rendu à Beyrouth le mois dernier à la tête d'un groupe de ses compatriotes, la plupart doctorants, afin d'y donner des conférences sur les minorités au Moyen-Orient. Hidemi Takahashi a grandi à Bagdad, dans l'Irak prospère et en paix des années 70, où ses parents travaillaient. Il aurait pu naturellement se diriger vers les études arabes, mais c'est finalement le syriaque qu'il choisit, avec « une inclinaison vers les choses qui sont moins évidentes et apparemment moins utiles », dit-il avec une profonde modestie. Après des études classiques de latin et de grec, à l'Université St. Andrews, en Écosse, ce Japonais, chrétien par conviction, va s'intéresser de près aux racines du christianisme au Moyen-Orient, d'où un doctorat sur Barhebraeus à l'université de Goethe-Frankfurt am Main, en Allemagne. De ce parcours naît en 2005 son livre Barhebraeus : a Bio-Bibliography, aujourd'hui internationalement reconnu comme une référence principale sur l'auteur en question.

En concentrant ses recherches sur Gregorius Aboul-Faraj de Métilène (en Turquie actuelle), dit Barhebraeus, le chercheur japonais découvre une œuvre empreinte de la tradition syriaque, mais également profondément imprégnée de la tradition musulmane de langue arabe, notamment des écrits d'Ibn Sina (Avicenne) et d'al-Ghazali (Algazel). « Barhebraeus est intéressant dans le sens où c'est un auteur syriaque influencé par des auteurs arabes », poursuit-il. Comme l'explique le chercheur, les philosophes arabes ont beaucoup appris des syriaques et vice versa. Ces peuples vivant dans les mêmes régions s'influençaient de manière certaine.

Le syriaque, dialecte issu de l'araméen – langue qui remonte vraisemblablement au XIIe siècle avant
J.-C. –, s'est peu à peu constitué comme une langue écrite et parlée sous l'ère chrétienne. Et quand on demande à un syriaque d'où il vient, il répond « de Mésopotamie », affirme l'historien japonais. « C'était la langue parlée là-bas avant l'islam et même après. Les melkites ont continué à parler le syriaque au moins jusqu'au XIIIe siècle. Les maronites, eux, vont utiliser cette langue véhiculaire dans quelques villages du Liban-Nord jusqu'au XVIIIe siècle ; aujourd'hui ils ne l'utilisent que pour la liturgie », dit-il.

 

(Pour mémoire : Le périple des réfugiés irakiens chaldéens, de Mossoul à Beyrouth... en attendant un nouveau départ)

 

Garshuni arménien
Un signe très notable de l'influence du syriaque sur les chrétiens d'Orient est la transcription de l'arabe en caractères syriaques, dite garshuni (ou bien plus communément : karshuni). Bien qu'arabisés linguistiquement au fur des siècles, les chrétiens de tradition syriaque avaient refusé d'abandonner l'alphabet de leur langue d'origine. Mais il existe également un garshuni turc, kurde et persan.
Le chercheur japonais a notamment identifié l'existence d'une communauté syriaque arménophone qui écrivait l'arménien en caractères syriaques vers le XVIe siècle dans une localité dénommée Gargar, au sud-est de la Turquie. « Cette communauté parlait l'arménien, mais appartenait à l'Église syriaque. Or, parmi les syriaques-orthodoxes de la région, seul ce groupe usait du garshuni arménien », explique-t-il. Un dictionnaire syriaque-arménien, recopié par le moine Ephrem au XVIIe siècle, dont la partie arménienne est écrite en caractères syriaques, représente un témoignage de première importance pour étudier le dialecte arménien de cette région.

Mais les périples du syriaque vont bien au-delà du Proche-Orient. En 1625, la découverte d'une stèle nestorienne au sud-est de la Chine, non loin de Xi'an, prouvait la présence chrétienne dès le VIIe siècle au fin fond de l'Asie. Voltaire décria cette découverte dans les Conversations lettrées, l'estimant frauduleuse : ce fut à son tort, on sait aujourd'hui que la stèle est tout à fait authentique. Le chercheur japonais a écrit des études approfondies sur la transcription des noms syriaques en chinois sur cette stèle ainsi que sur d'autres documents découverts depuis et ayant trait à la chrétienté syriaque en Chine.
Lors de sa conférence à Beyrouth, il fait mention d'une nouvelle découverte : des textes manichéens recopiés dans un village en Chine au XVIIIe siècle. L'un de ces textes est chrétien, évoquant saint Georges dans une prière. Les manichéens venus de Perse avaient-ils absorbé ces textes chrétiens relatant la vie de ce saint, sachant que la religion de Mani était un syncrétisme ? Ou alors ce texte corrobore-t-il la présence révolue d'une communauté chrétienne dans le village en question ? La réponse demeure, pour l'heure, en suspens.

 

(Pour mémoire  Réfugiés au Liban, les syriaques-orthodoxes d’Irak et de Syrie vivent dans une misère discrète)

 

Montagnes de Mongolie
L'un des nombreux apports précieux de Hidemi Takahashi est le déchiffrage de deux inscriptions sur des roches dans une montagne de Mongolie, dite Ulaan Tolgoi de Doloon Nuur (la Tête rouge des sept lacs), à hauteur de quatre mille mètres. Ces inscriptions, l'une en syriaque et chinois, et la seconde en syriaque seulement, datent de 1298. Elles furent laissées par un prince turco-chrétien dénommé Giwargis, ou Georges, mentionné comme le « prince de Gaotang », chef des Önggüt, tribu chrétienne vivant en Mongolie intérieure, dans la province de Khovd.
Il y a près de vingt-cinq ans, un archéologue mongol en avait parlé, mais ce n'est véritablement qu'en 2014 que des nouvelles photos prises par Takashi Osawa, de l'Université d'Osaka, permettront à Hidemi Takahashi de déchiffrer les inscriptions. « Nous savons que le prince Giwargis combattait dans cette zone, et qu'il a été capturé et tué la même année par ses ennemis », explique-t-il.
Le missionnaire catholique Jean de Montcorvin a décrit le prince Georges comme un « fervent catholique », qui aurait donc abjuré le nestorianisme. Or les inscriptions syriaques, gravées quelques mois avant la mort du prince, contredisent cette affirmation et tendent à prouver qu'il était demeuré nestorien.
Beyrouth, XXIe siècle. À la sortie d'un restaurant de Hamra, le chercheur japonais discute avec un confrère syrien qui a récemment retrouvé une dédicace encore inédite du Livre de la colombe, un des livres les plus connus de Barhebraeus, dédicace adressée au frère cadet du prince Bar Mukhtas. La discussion est animée et le regroupement des informations a lieu. Mais le plaisir d'avoir retrouvé des informations nouvelles d'ordre biographique sur un grand écrivain du XIIIe siècle est atténué par la situation présente des chrétiens d'Irak et de Syrie. Reste à savoir si la libération attendue de la plaine de Ninive les fera revenir à Mossoul.

 

 

Pour mémoire
« Dans chaque chrétien d’Orient, il y a une part de musulman. Nous sommes des passeurs de cultures »

Mossoul, XIIIe siècle. En 1262, les Mongols pillent et font leur la ville, contraignant la communauté chrétienne syriaque à fuir pour Erbil, à une centaine de kilomètres à l'Est. Cet exode sera raconté par le grand érudit syriaque, Barhebraeus, contemporain de cette époque, dans sa Chronique ecclésiastique. Quand les hommes du groupe État islamique (EI) s'emparent à leur tour de...

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