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Spécial Crise des déchets - Spécial crise des déchets

Crise des déchets : Des effets nocifs qui s’inscrivent dans la durée, mais difficilement quantifiables, faute d’études à l’échelle nationale

Le ramassage des ordures au terme d'une longue crise de huit mois a certes suscité un soulagement au niveau de la population, les paysages désolants des immondices disparaissant progressivement des rues. Du point de vue de la santé publique, toutefois, le mal est déjà fait. La pollution de l'eau et de l'air est désormais un fait. La question est de connaître son ampleur à l'échelle nationale.

Les experts sont catégoriques : la pollution microbiologique et chimique de l’eau et de l’air est un fait. Il n’y a aucun doute à ce niveau. Photo d’archives Michel Sayegh

La crise des déchets qui a sévi durant huit longs mois, fruit de l'imprévoyance et de l'avidité des responsables, a entraîné une pollution microbienne et chimique à tous les niveaux. Au cours de cette période – marquée par les relents répugnants, les immenses fumées noires chargées de matières cancérigènes et les rumeurs sur l'émergence de telle ou telle maladie – on aura tout vu et entendu au sujet de la préoccupation que se faisaient les responsables concernant la santé du citoyen lambda. À tel point que le ministre de l'Agriculture, Akram Chehayeb, qui s'est vu confier la grande tâche de développer un plan d'urgence pour sortir de la crise, s'est excusé « auprès du peuple » parce qu'une solution tardait à voir le jour.


Si les monticules des détritus commencent à disparaître des rues, leurs effets toxiques et microbiologiques persisteront dans l'air et dans l'eau... et pour de nombreuses décennies encore.
« La pollution microbiologique et chimique de l'eau et de l'air est un fait. Il n'y a aucun doute à ce niveau », affirme d'emblée Dominique Salameh, directeur du département de chimie à la faculté des sciences de l'Université Saint-Joseph. « C'est l'ampleur de cette pollution à l'échelle nationale qu'il faudrait définir, caractériser et quantifier », précise de son côté Joseph Matta, directeur des laboratoires de l'Institut de recherche industrielle (IRI).


Les spécialistes distinguent quatre phases d'exposition aux effets délétères des déchets : exposition de court terme à faibles doses ; exposition de court terme à fortes doses ; exposition de long terme à faibles doses ; et exposition de long terme à fortes doses. « Dépendamment de la nature de la toxine, du polluant et de la phase d'exposition, les effets nocifs peuvent varier entre des malaises ponctuels de nature pulmonaire ou infectieuse et des maladies chroniques à effet carcinogène ou tératogène (c'est-à-dire due à une substance pouvant provoquer des malformations chez le fœtus) », souligne Dominique Salameh.
« Lorsqu'on a commencé à brûler les déchets, près de vingt jours après le début de la crise, le 17 juillet dernier, on se trouvait à la phase d'exposition de court terme à fortes doses, explique Dominique Salameh. Au fil des jours, la fréquence de l'incinération a baissé et les dépotoirs sauvages ont proliféré un peu partout sur l'ensemble du territoire. Nous sommes donc passés à une exposition de long terme à faibles doses, caractérisée par les émanations des gaz, des fumées et des particules des déchets, ainsi que l'exposition à des toxines microbiennes. De nombreuses années sont nécessaires pour pouvoir mesurer l'effet de ce type d'exposition sur la santé. »

 

Impact sur l'eau
Quel est l'impact de cette crise sur l'eau ? « Les déchets sont de nature hétérogène et complexe d'autant qu'ils n'ont pas été triés à la source, ce qui a rendu difficile leur traitement et leur gestion, répond Joseph Matta. Une étude d'impact à l'échelle nationale est donc nécessaire pour pouvoir caractériser la pollution, c'est-à-dire pour définir sa nature (microbienne et/ou chimique) et pour identifier et quantifier les polluants. Au Liban, nous avons des laboratoires spécialisés et accrédités qui peuvent mener ces analyses, tels que ceux de l'IRI. »


La pollution des eaux se fait par le lixiviat, c'est-à-dire le liquide engendré par le passage de l'eau à travers les monticules de déchets. « Celui-ci est chargé de différentes sortes de polluants qui peuvent être de nature organique (les acides, les hydrocarbures, les solvants, etc.), minérale (l'ammoniac, les nitrates, les phosphates, etc.), métallique (zinc, cuivre, plomb, nickel, chrome, mercure et cadmium) et/ou bactériologique (bactéries pathogènes) », note Joseph Matta.


« Si ce lixiviat, chargé de bactéries et d'éléments chimiques, n'est pas collecté et traité, et qu'il est laissé dans le milieu naturel – ce qui est le cas au Liban – il va contaminer la nappe phréatique, souligne l'expert. Comme nous ignorons la concentration des polluants chimiques et microbiologiques dans le lixiviat, nous ne pouvons pas connaître l'étendue du problème, sachant que ces produits toxiques et germes pathogènes ne sont pas biodégradables. Nous pourrions donc être face à une énorme catastrophe, tout comme les dégâts pourraient être limités. Pour se fixer sur l'étendue du problème et prendre les mesures nécessaires pour le contrer, les analyses nécessaires doivent être menées à l'échelle nationale. » Ce qui sous-entend une décision politique dans ce sens.


Dominique Salameh et son équipe ont mené une étude sur la concentration de métaux lourds et de certains polluants organiques dans plusieurs endroits à distances différentes d'une décharge sauvage improvisée après le début de la crise. Les échantillons ont été prélevés à des périodes différentes de l'année, durant les saisons de pluie et de sécheresse. Bien que les résultats ne soient pas représentatifs à l'échelle nationale, ils donnent un avant-goût du problème. L'étude a montré que la concentration d'un métal lourd change avec la pluviométrie et la phase d'exposition. « Sur des terrains filtrants, la concentration des métaux lourds et des polluants diminue, constate le chimiste. Mais il ne faut pas se leurrer, parce que cette diminution du taux de concentration signifie que ces matières se sont infiltrées dans les nappes phréatiques. Si le sol est non filtrant, les polluants sont transportés par la pluie vers un autre endroit. »

 

Évolution de la qualité des lixiviats
Les lixiviats passent par cinq phases d'évolution. Durant la phase initiale, l'humidité causée par les déchets augmente, causant la fermeture des alvéoles du sol. De ce fait, le processus de fermentation augmente, ainsi que les émanations des déchets. Avec le cumul des déchets et le ruissellement des eaux, le lixiviat se forme. C'est la deuxième phase.


Au cours de la troisième phase, la fermentation des déchets augmentant, le pH (ou une unité qui mesure l'acidité ou l'alcalinité d'une solution ou d'un milieu), qui était supposé être neutre, diminue, reflétant ainsi un fort degré d'acidité du milieu.


Au cours de la quatrième phase, une fermentation méthanique (formation de méthane et de gaz carbonique – CO2) se produit, entraînant une remontée du pH qui illustre le fait que le milieu est devenu basique. Cette phase est accompagnée aussi d'une précipitation de métaux lourds. « Ce passage d'un milieu acide à un milieu basique et vice-versa favorise des réactions chimiques qu'on ne devait pas initialement avoir dans un milieu neutre, souligne Joseph Matta. Durant cette crise, nous n'avons pas pu mesurer ces variations pour pouvoir nous former une idée de la situation. »
La cinquième phase est celle de la maturation, durant laquelle les polluants se stabilisent dans les lixiviats. L'évolution de la qualité des lixiviats et, par conséquent, la transition de la phase 1 à 5, varie en fonction notamment de la nature des déchets et de la quantité des précipitations.
« Si nous sommes à la phase 5, le traitement de l'eau est très difficile, constate Joseph Matta. Si, par contre, nous sommes à l'une des autres phases, il est plus facile de contrer le problème. »

 

Le sommet de l'iceberg
Quel sera l'impact de cette pollution sur la santé ? Dominique Salameh explique : « La pollution existe et elle est observée soit dans les eaux stagnantes, comme l'eau de mer et les nappes phréatiques, soit dans l'eau coulante. Et ce n'est pas la pollution microbiologique qui est inquiétante. Celle-ci n'est que le sommet de l'iceberg. C'est la charge des eaux en métaux lourds qui suscite une vive inquiétude pour les scientifiques, d'autant que les moyens traditionnels d'épuration de l'eau (lampes UV, filtres, etc.) ne sont pas efficaces contre la pollution chimique. La chaleur ne peut pas non plus contribuer à l'éliminer. Idem pour les toxines déversées dans l'eau par les micro-organismes. »


Cette pollution est subie par l'être humain de manière soit directe soit indirecte, dépendamment de l'utilisation de l'eau. Si, à titre d'exemple, on va se baigner dans l'eau, se doucher avec cette eau ou la boire, l'impact des polluants est direct. La pollution est dite indirecte lorsqu'elle se fait par voie alimentaire. Ainsi, on consomme l'aliment qui a été irrigué par l'eau contaminée ou la viande de l'animal qui a été abreuvé par cette même eau.


Mais les nappes phréatiques ont toujours été polluées au Liban ! « Oui, mais c'était à des endroits localisés, relève Dominique Salameh. Aujourd'hui, il est crucial de retracer cette pollution, au moins pour y remédier en traitant l'eau avant son utilisation, notamment dans les endroits qui ont subi une pollution continue ou ponctuelle due aux décharges sauvages, surtout si elle a subi l'incinération à l'air libre avec rejet des cendres. »


Quid des eaux minérales ? « Celles-ci se trouvent généralement à une très haute altitude, souligne Dominique Salameh. En principe, elles ne doivent pas être contaminées, à moins qu'un dépotoir sauvage n'ait été envisagé dans un site qui les surplombe. Il faut aussi vérifier si les systèmes de traitement de l'eau sont adaptés à la situation de crise. »
Et de conclure : « En raison de l'incinération sauvage, de la stagnation des déchets, de la pluie, de la fonte des neiges, de la nature du sol calcaire infiltrant..., l'eau et l'air sont pollués. Tout au long des huit mois qu'a durés la crise, le peuple libanais a été exposé à une pollution sans précédent et non négligeable. L'impact de cette pollution se poursuit, même si les déchets sont levés des rues. Une solution nationale s'impose. L'État doit assumer ses responsabilités à ce niveau. »


Ce dont les responsables n'étaient pas – ou ne voulaient pas être – conscients c'est que d'un point de vue de la santé publique, ils sont tout autant touchés par cette crise que le citoyen dont ils prétendaient fallacieusement se soucier, alors qu'ils ne pensaient qu'à leur part du gâteau. En fait, les privilèges et l'immunité que leur statut leur profère sur le plan politique ne valent rien en matière de santé publique. Ils sont exposés aux mêmes risques de maladie que tout un chacun. Et ceux-ci sont considérables.


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L'air qu'on respire est inévitablement chargé de polluants toxiques


Les émanations des gaz, mais surtout l'incinération sauvage et répétée des détritus dans les différents dépotoirs nés de la crise des déchets ont eu un effet néfaste sur la qualité de l'air. Là encore, une étude à l'échelle nationale est nécessaire pour pouvoir quantifier et qualifier l'ampleur de cette pollution, « d'autant qu'il existe différents types de polluants », explique Joseph Matta, directeur des laboratoires à l'Institut de recherche industrielle (IRI).
L'expert établit la classification suivante des polluants de l'air :
– Mélanges complexes à base de l'azote (NOx), du carbone (COx) et de soufre (SOx). Ces polluants sont trouvés dans les rejets industriels. « Le CO2, qui est le gaz carbonique, est le plus nocif, puisqu'il s'agit d'un gaz toxique », note Joseph Matta.
– Des acides et des pluies acides chargées d'acide chloridrique (HCl), d'acide nitrique (HNO3) et d'acide sulfurique (H2SO4) qui viennent mouiller les immeubles, les gens, les plantations... Ces pluies acides sont formées par une combinaison de l'azote et du soufre à l'humidité de l'air.
– Des métaux lourds, notamment l'arsenic (As), le nickel (Ni), le cuivre (Cu), le chrome (Cr), le cadmium (Cd), le plomb (Pb) et le mercure (Hg). « Le plomb et le mercure sont cancérigènes », souligne Joseph Matta.
– Des matières particulaires (PM) de taille variable sur lesquelles sont adsorbés des polluants et des métaux. « Ces matières sont extrêmement fines et sont facilement inhalées, note Joseph Matta. Nous ignorons quels types de polluants et de métaux lourds existent dans l'air et quelle est leur concentration. Mais il est fort probable qu'il s'agit de matières cancérigènes. »
– Des polychlorobiphényles (PCBs), des polluants organiques persistants (POPs) dans l'environnement, c'est-à-dire qu'ils s'accrochent à tout (air, sol, tissus humains) et qu'ils y restent pour de très longues périodes. Ces polluants se dissolvent dans la graisse, donc dans l'organisme humain. Ils figurent au nombre des polluants cancérigènes et peuvent être transmis de la mère à son enfant.
– Des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), des composés toxiques classés comme étant cancérigènes par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
– Des dioxines cancérigènes, insolubles dans l'eau mais solubles dans les matières organiques, c'est-à-dire l'organisme humain.
Ces trois dernières catégories de polluants sont les plus dangereuses pour la santé. Elles sont produites notamment par une combustion incomplète, en présence de déchets plastiques. Ce qui a été le cas tout au long de la crise des déchets, l'incinération sauvage des déchets étant le sport favori de nombreuses municipalités, malgré les mises en garde répétées des experts et des chercheurs. « Les dégâts sont certains, même s'il n'est pas possible de les quantifier, d'autant que ces polluants sont semi-volatiles et se déplacent donc avec l'air, insiste Joseph Matta. Ces polluants ne peuvent pas non plus être éliminés par les pluies. Celles-ci peuvent agir sur les poussières atmosphériques, mais elles entraînent avec elles les polluants vers le sol et par conséquent vers les eaux... »

 

 

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