Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Dossier spécial/Témoignages

Un sunnite, un chiite, un chrétien : 3 regards, 3 guerres, 3 Syrie

Des combattants kurdes de l’YPG à la lisière de la ville de Qamishli, en octobre 2013. Photo AFP

2011-2016 : trois personnes issues de milieux socioculturels différents racontent à « L'Orient-Le Jour » l'évolution de leur quotidien au fur et à mesure que le conflit se complique en Syrie.

« Ce sont les Kurdes qui posent problème, pas les révolutionnaires ou le régime »

G., 20 ans, étudiant, assyrien, Qamishli.
G. est arrivé au mois de septembre au Liban après avoir fui Qamishli (dans le nord-est de la Syrie, près de la frontière avec la Turquie). Il a laissé derrière lui ses parents et son jeune frère, encore scolarisé. Fonctionnaire de l'État et travaillant dans le domaine de la santé, son père a pu, contrairement à de nombreux Syriens et malgré l'envolée des prix, maintenir son emploi et assurer tant bien que mal un niveau de vie décent à sa famille. Sa mère, elle, est femme au foyer. Lorsque les manifestations pacifiques commencent en 2011, elles s'étendent au reste du pays. Comme partout ailleurs, Qamishli en subit les conséquences.

« Avant 2011, le salaire de mon père suffisait à nous assurer une vie confortable, et l'on pouvait aisément tenir jusqu'à la fin du mois. Faire des économies était possible. Aujourd'hui, un salaire ne suffit plus, évidemment », raconte G. « C'est depuis 2011 que l'on ressent les effets du conflit qui secoue le reste du pays. On vit un peu en état de siège, comme partout ailleurs : rationnement draconien de l'eau, de l'électricité, hausse des prix, etc. Sinon, on a été relativement épargnés par les violences, en tout cas en comparaison avec certaines régions », raconte le jeune étudiant, qui a récemment fui son pays et qui attend, au Liban, un visa étudiant pour l'Allemagne.
Justement. L'éducation de G. et de son jeune frère, obligés entre autres d'étudier à la lueur des bougies, a nécessairement subi les contrecoups de ces pénuries. « Il arrive par exemple que l'électricité ne vienne qu'une heure ou deux en 48 heures, et encore, par intermittence. Même les générateurs sont difficiles à faire fonctionner, il n'y a pas toujours de fuel. En plus, on a dû déménager pour être plus proches de l'école de mon frère et de mon université, et le loyer est bien plus élevé. L'eau aussi est rationnée, donc on est obligés d'en acheter », détaille G. « Mais cela fait presque deux ans que les choses sont réellement très difficiles. Ce sont les Kurdes qui posent problème, pas les révolutionnaires ou le régime. Ils ont commencé à nous imposer leur loi, à se comporter comme un État dans un État. Exemple parmi tant d'autres : ils ont établi des barrages sur les routes et, si on a besoin d'un papier quelconque, c'est aux Kurdes qu'il faut s'adresser à présent », critique l'étudiant.

En contact permanent avec ses parents et son frère restés sur place et qui refusent de quitter leur foyer, G. est de plus en plus inquiet pour ses proches. « Il y a à peu près un mois, la situation était extrêmement tendue. Certaines écoles, dont celle de mon frère, était menacées d'être les cibles d'attentats par les Kurdes. Ces derniers veulent que leur langue soit enseignée dans tous les établissements scolaires, non pas avec l'arabe, mais en remplacement de cette langue. En outre, ils tiennent à ce que toutes les matières, comme les mathématiques, soient inculquées en kurde. L'école de mon frère étant privée, l'administration a refusé, et les programmes n'ont jamais été changés. L'établissement a donc été menacé, comme tous ceux qui ont refusé que les cursus soient prodigués en kurde. Ce qui a poussé les parents à retenir leurs enfants à la maison, par mesure de précaution.
Rien n'a eu lieu, mais en revanche, un restaurant très fréquenté a été la cible d'un attentat meurtrier, qui a fait beaucoup de victimes, surtout chrétiennes », dénonce l'étudiant, alors que certaines informations évoquaient des attentats contre deux établissements et non pas un seul. À l'époque, certaines sources avaient pourtant attribué l'attaque, non revendiquée, à l'État islamique (EI). Mais aucune information solide permettant d'étayer l'une ou l'autre théorie n'a fait surface et chacun y va de ses déductions.

En attendant, la situation semble empirer dans la région, selon le jeune homme, ainsi que plusieurs responsables sur place. Pour la première fois depuis 2011, des affrontements entre Assyriens, qui contrôlent la ville, et Kurdes, qui l'entourent, ont fait plusieurs morts à la mi-janvier à Qamishli. Au moins un Assyrien et huit Kurdes ont ainsi trouvé la mort après que des combattants de l'YPG (Unités de protection du peuple, branche armée du PYD kurde syrien) aient tiré sur des Assyriens, après avoir établi des checkpoints dans la ville.

 

« Je ne quitterai pas l'armée du régime : je ne sais rien faire d'autre »

M., 23 ans, soldat dans l'armée du régime, chiite, Ghouta orientale.
Originaire d'un milieu rural et pauvre, M. s'est enrôlé dans l'armée pour s'assurer un revenu régulier. Il y entre quelques mois à peine avant le début des manifestations de 2011, alors qu'il vient d'avoir 18 ans. Contacté via Skype par L'Orient-Le Jour, il raconte avoir été blessé trois fois depuis 2014. « Quand, la première fois, j'ai reçu une blessure assez sérieuse à la jambe, je n'étais pas assez remis pour être de garde à un barrage ou combattre. Et il était hors de question pour moi de quitter l'armée du régime : je ne sais rien faire d'autre, d'ailleurs. » On confie alors une ambulance à M., chargé de faire de son mieux pour transporter des blessés sur le front. « J'ai combattu un peu partout dans le pays, raconte-t-il, mais après avoir été blessé, j'ai été assigné dans la Ghouta orientale il y a un peu plus d'un an, et depuis, j'y suis resté. » Ainsi, il reste proche de la périphérie de la capitale où il loue un petit appartement qu'il partage avec sa sœur et son beau-frère, également dans l'armée loyaliste.

Prorégime convaincu, M. est nostalgique de la Syrie d'avant-guerre. « Tout membre de l'armée avait des privilèges. On recevait entre autres des bons (alimentaires) qui nous permettaient de payer jusqu'à la moitié du prix normal de la denrée en question, comme du riz, du pain, etc. Jusqu'à aujourd'hui, ce système est encore en vigueur, et l'État continue de payer normalement. En outre, la hausse des prix, surtout ceux des produits alimentaires, des loyers, etc., a poussé le gouvernement à nous augmenter, de manière quasi-annuelle. » Mais il est pratiquement impossible de faire des économies dans un pays en guerre, qu'on soit soldat dans l'armée du régime, ou pas. M. affirme n'avoir aucune chance de pouvoir se marier et fonder une famille dans l'immédiat. C'est le cas de tous ceux qui, comme lui, estiment combattre des « terroristes » et « défendre » le pays contre l' « invasion d'étrangers », comme il les appelle.

Parallèlement, l'armée continue de recruter normalement, assure le jeune homme. « Beaucoup d'hommes s'enrôlent encore. Ils entrent dans l'armée en tant que volontaires – ils touchent le même salaire que les soldats réguliers et bénéficient des mêmes privilèges –, ou bien pour servir dans les brigades. » Pourtant, le président syrien Bachar el-Assad lui-même avait reconnu en juillet 2015 manquer d'effectifs. À l'époque, au moins 80 000 soldats et miliciens prorégime avaient été tués depuis 2011. Les autorités avaient en outre lancé au début du mois une large campagne publicitaire appelant les citoyens à rejoindre l'armée. D'après les estimations de l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), plus de 70 000 se seraient soustraits à leurs obligations militaires.

Confronté à ces informations, M. dénonce une campagne de désinformation destinée à affaiblir l'influence du régime. « De nombreux hommes se sont décidés à combattre après avoir vu le résultat de la révolution, après avoir vu des proches tués, ou encore après avoir perdu presque tout. J'ai un frère qui y entre dans quelques mois, et j'ai trois autres frères déjà dans l'armée depuis plusieurs années », raconte-t-il fièrement. Il réfute également le nombre de défections qu'avancent plusieurs sources depuis 2011. « Les soldats qui ont fait défection – et qui sont bien moins nombreux que les médias l'ont affirmé – font partie de tribus, dont les aînés décident ou non si ces soldats restent dans l'armée, selon que ces tribus combattent aux côtés du régime ou non. » Ainsi, de nombreux militaires auraient renoncé à combattre pour obéir à leurs aînés, à contrecœur...

Interrogé sur sa famille, M. pense surtout à ses parents, qu'il n'a pas vus depuis sept ou huit mois. Ces derniers vivent dans la province de Hama, mais le jeune homme se veut rassurant en expliquant qu'ils se trouvent dans une région non atteinte par les violences.
Et que pense-t-il de la cessation des hostilités en vigueur ? « Je suis dans la Ghouta orientale, où il n'y a pas de trêve. Les groupes comme le Front al-Nosra ne la prennent pas en compte de toute manière. » En outre, la présence d'un immense réseau de tunnels rend la tâche très difficile pour l'armée censée combattre ces groupes qu'il qualifie de « terroristes », bien qu'il soit persuadé qu'elle arrivera à les vaincre.

 

« Manger, dormir, travailler, sans plus : on survit, on ne vit pas »

S., 53 ans, commerçant, sunnite, Damas.
Gardée comme une forteresse, Damas n'aura pas échappé à la guerre qui fait rage en Syrie depuis 2011, mais la vit différemment. Comme partout ailleurs, pénuries et rationnement font et défont le quotidien des habitants, sans oublier l'effondrement de la livre syrienne, parallèlement à une effrayante envolée des prix. « Beaucoup de rumeurs circulent sur le fait que les coupures d'électricité sont provoquées exprès, pour pousser les gens à acheter des générateurs, du mazout, etc. Il y a une mafia qui encourage le rationnement et en profite. Cela fait plus d'un an que l'électricité, à Damas, est coupée quatre heures durant, puis revient pour deux heures, mais de manière discontinue, avant d'être recoupée quatre heures et ainsi de suite », raconte S., un commerçant d'âge moyen qui a toujours vécu dans la capitale syrienne avec sa femme et ses quatre enfants.

Il ne cache pas sa frustration face à une situation de plus en plus intenable. « J'ai besoin d'électricité pour faire fonctionner des machines nécessaires à mon travail. J'ai des batteries pour tenir malgré les coupures, mais elles ne suffisent plus. Je perds énormément de temps à passer d'une source d'énergie et d'Internet à l'autre. Je travaille avec plusieurs centres et bureaux ; quand j'ai de l'électricité, eux n'en ont pas ! Ce n'était pas le cas les premières années de conflit », dénonce S. Comment font les Damascènes pour s'en sortir tant bien que mal ? « Il y a deux manières d'acquérir du mazout : s'inscrire officiellement à une liste d'abonnés et en recevoir une part annuelle déterminée ; ou bien l'acheter librement, sans inscription. Dans ce dernier cas de figure, le litre coûte 220 livres syriennes (LS), alors qu'étant abonné, c'est 140 LS », détaille ce père de famille, qui rappelle qu'avant les manifestations pacifiques, qui ont dégénéré en guerre, un dollar faisait 40 LS ; aujourd'hui, il est à 440 LS...

Pour S., la différence majeure qu'il est nécessaire de souligner entre l'avant-2011 et la situation actuelle, « c'est une banalisation sans complexe d'une corruption généralisée. Comme dans tous les pays du monde, la corruption a toujours été présente, mais restait plus ou moins sous contrôle. Aujourd'hui, elle touche tous les domaines à tous les niveaux, sans exception », dénonce le commerçant. Et de critiquer avec virulence les « voleurs » qui profitent ouvertement de la crise. « Par exemple, lorsque je vais faire le plein à la station avec ma voiture, je demande cinq barils, soit 500 litres. Le lendemain, le réservoir est littéralement à moitié vide, alors que je n'ai pas vraiment utilisé ma voiture. En réalité, en remplissant le réservoir d'essence, ils le remplissent d'air aussi, faisant monter le niveau de l'essence dans le réservoir. La jauge va indiquer qu'il est plein alors que ce n'est pas le cas. Donc le lendemain, l'air aura fuité du réservoir... »
En outre, les prix ont augmenté de manière effrayante. Ainsi, les aliments coûtent jusqu'à cinq fois plus qu'avant les événements, raconte S., qui explique cela par le fait que les zones agricoles et les fermes, surtout autour de Damas, sont considérablement réduites par rapport aux années précédentes, et ont été profondément affectées par les violences. Elles sont aussi en grande partie occupées par les rebelles. Il faut également garder à l'esprit que les conducteurs de camions prennent des risques considérables pour faire parvenir leurs marchandises jusqu'à la capitale. Le trajet est bien plus long, et il faut systématiquement graisser la patte des hommes contrôlant telle ou telle zone.

Autre rappel de la guerre qui fait rage dans le reste du pays : les mesures de sécurité draconiennes. S. doit ainsi passer par trois barrages différents tenus par des hommes armés du régime pour se rendre de son domicile à son travail, trajet qui prenait un quart d'heure avant 2011. « Ils contrôlent les papiers d'identité et fouillent chaque voiture, créant des bouchons interminables quelques fois longs de deux kilomètres, surtout aux heures de pointe. Et les hommes tenant le barrage s'en moquent : ils draguent et ils discutent avec leurs amis sans se soucier des automobilistes qui attendent. Ils pourraient régler ce problème en utilisant des détecteurs d'explosifs ; mais ils en profitent dans la foulée pour arrêter des suspects, intercepter des jeunes pour les enrôler de force dans l'armée, etc. Et c'est comme ça dans tout Damas », dénonce S. pour lequel le temps fait oublier la vie d'avant-guerre. « Il s'agit aujourd'hui de manger, dormir, travailler, sans plus. On survit, on ne vit pas. »

 

 

Lire aussi dans notre dossier spécial Guerre en Syrie, an V

Le triple coup de Poutine pour les cinq ans de la guerre en Syrie

Le fédéralisme pour réunifier la Syrie ?, le commentaire d'Antoine Ajoury

1 001 guerres de Syrie – et une seule question, l'analyse d'Anthony Samrani

Quatre idées reçues sur la guerre en Syrie, le décryptage de Caroline Hayek

Pourquoi et comment Bachar el-Assad est encore au pouvoir, le décryptage de Lina Kennouche

Un échiquier mondial chamboulé à cinq niveaux par le conflit syrien, l'article de Géraud de Vallavieille

À Alep, l'hyperrésistance de Hassan et Alya, le récit de Chérine Yazbeck

Les civils en Syrie et la « responsabilité de protéger », la tribune de Tarek Mitri

2011-2016 : trois personnes issues de milieux socioculturels différents racontent à « L'Orient-Le Jour » l'évolution de leur quotidien au fur et à mesure que le conflit se complique en Syrie.
« Ce sont les Kurdes qui posent problème, pas les révolutionnaires ou le régime »
G., 20 ans, étudiant, assyrien, Qamishli.G. est arrivé au mois de septembre au Liban après avoir fui...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut