Pensez-vous que le modèle suisse de fédéralisme soit exportable au Liban ?
Je ne me permettrais pas de juger. Je parlerais plutôt de la Suisse, avec en arrière-pensée les débats qui ont eu lieu ici au Liban sur la question du « faut-il aller vers le fédéralisme ou la décentralisation ? ».
L'expérience suisse est intéressante, elle montre qu'il ne faut pas vouloir copier quelque chose, mais inventer du neuf, qui se relie quand même au grand système. Car après tout, il n'y a pas de miracle, on ne peut réinventer la roue.
Mais les cantons suisses ont une longue histoire. C'est parce qu'ils ont eu cette longue histoire que le fédéralisme est devenu populaire. Le fédéralisme doit être rénové, parce que le fédéralisme du début du XXe siècle ne correspond plus à ce qui est nécessaire aujourd'hui. Par conséquent, encore une fois, le modèle suisse n'est certainement pas exportable.
Est-ce que le fédéralisme est exportable de manière générale ?
C'est aux Libanais de le dire. Mon sentiment est qu'il est difficile d'imaginer un système fédéraliste dans un pays comme le Liban, parce qu'on ne peut pas faire de fédéralisme sur une base confessionnelle. C'est une opinion d'observateur bienveillant à l'égard du Liban, mais relativement incompétent.
À partir de l'expérience suisse, quelles réflexions pouvez-vous faire sur ce qui se passe au Moyen-Orient et même en Europe, en termes de coexistence entre les communautés et les religions ?
Je ne pense pas qu'on puisse tirer de l'expérience suisse beaucoup d'enseignement pour le Moyen-Orient, car cette région est totalement différente. Je suis frappé par le fait que le Liban et la région soient encore organisés en fonction du millet ottoman et donc des confessions. Chaque confession a une très forte identité, et le statut civil des citoyens dépend de la religion. C'est surprenant pour un Européen qui, depuis la Révolution française, vit sous un régime laïc. Mais je respecte cette histoire.
Deuxième point : le réveil chiite dans le croissant musulman suscite de fortes oppositions de la part de la majorité sunnite. Il y a partout des conflits entre chiites et sunnites, y compris au Yémen, en Irak, en Syrie.
Enfin, depuis le début du XXe siècle, nous assistons à l'arrivée d'un autre acteur important dans la région, l'État d'Israël. Force est de constater que ce brassage d'idées, de conflits, de tensions n'a pas permis à la région de se stabiliser. Mais un jour, cela se fera. La Suisse n'est pas née en un jour. Il a fallu des centaines d'années. Une coexistence a finalement été établie entre catholiques et protestants, mais il n'y avait pas plus d'amitié entre catholiques et protestants qu'entre sunnites et chiites aujourd'hui. Cette coexistence s'est faite à travers l'apport des Lumières et la découverte de l'unité du genre humain.
Mon souhait est que cette région arrive à donner, tout en respectant la grâce de Dieu, plus de force à la volonté des hommes de vivre en paix et de trouver des solutions raisonnables.
Le pluralisme est-il en danger dans la région ?
Le pluralisme a toujours existé dans la région, que ce soit à Beyrouth, à Constantinople, à Bagdad... Il existe toujours d'ailleurs. En Égypte aujourd'hui, la minorité chrétienne qui représente 10 à 15 % de la population contribue à la prospérité et au bien-être du pays. Il y a des crises de temps en temps, mais dans l'ensemble, les coptes sont tous attachés à l'Égypte où ils ont leur place. En revanche, ce qui se passe en Irak et en Syrie soumis à Daech est un mystère de violence qui nous laisse interrogateurs et pour lequel nous ne pouvons avoir la moindre sympathie. Personnellement, je suis catholique, mais la chose la plus difficile à comprendre lorsqu'on est croyant, c'est pourquoi le mal est aussi fort. Visiblement, cette folie meurtrière qui est un mystère nous pousse à nous demander comment on peut être aussi intelligemment violent et cruel.
Au Moyen-Orient, ce sont les chrétiens qui sont les plus menacés aujourd'hui, aussi bien au Liban qu'en Jordanie, en Syrie, en Égypte... Mais chaque pays a sa différence. Le Liban est un pays qui a été fondé sur la coexistence. Elle a bien lieu, avec toutefois des explosions de violence. Ce qui est fantastique, c'est la capacité des gens à dépasser ces violences. Ils parviennent à revivre ensemble avec des voisins qui ont été leurs ennemis. Cela prouve qu'il y a une volonté de vivre ensemble. Le poids de la réalité est si fort qu'on sait que les chrétiens ont leur place, et droit à cette terre. Cela est indiscutable. S'il n'y avait que des sunnites et des chiites, sans les chrétiens, la situation ne serait certainement pas meilleure, et probablement plus difficile.
Quel peut être l'impact du flux de réfugiés clandestins sur l'Europe et la Suisse ?
La Suisse et l'Europe ont certes un gros problème. Mais il est moins grave que celui du Moyen-Orient. Dans une civilisation qui a une culture, une longue tradition politique et une certaine richesse, il faut être capable d'aborder ces questions avec optimisme, et savoir les maîtriser.
En Suisse, le problème n'est pas très grave pour l'instant. De 40 000 à 50 000 personnes demandent l'asile chaque année. Nous avons toujours été assez ouverts aux réfugiés, mais nous avons toujours assez bien contrôlé leur nombre. Comme le Liban, la Suisse est un petit pays. Nous essayons d'éviter la constitution de groupes d'exilés minoritaires qui auront de la peine à s'adapter. Nous faisons de sorte qu'ils s'intègrent rapidement, qu'ils apprennent la langue du pays, qu'ils en respectent les valeurs démocratiques et qu'ils soient accueillis dans des conditions dignes. Il y a toutefois des groupes qui essaient de profiter de ces déplacements de population pour mener une politique xénophobe, mais jusqu'à maintenant, ils sont minoritaires et ne dépassent pas 20 à 30 % des voix. Les réfugiés visent d'ailleurs l'Allemagne et la Suède où il y avait déjà de fortes communautés syrienne, irakienne et kurde.
Si l'Europe garde son sang-froid, si les circonstances restent relativement modérées et qu'il n'y a pas d'autres millions d'émigrés qui arrivent d'Afrique, dans cinquante ans, on parlera de cette vague d'immigration comme étant un événement important d'une époque, mais passager. Je ne pense pas que cette vague d'immigration va bouleverser l'Europe. Je voudrais rappeler que la guerre de 39-45 a fait des millions de réfugiés d'Europe. Cette fois-ci, ce sont des gens d'une culture plus lointaine. Quant à changer les valeurs de l'Europe, au profit d'autres valeurs qui en sont étrangères, ils n'y arriveront pas.
Le système confessionnel à la libanaise pourrait-il s'exporter en Europe au vu de la crise régionale et de la montée de l'émigration ?
En aucun cas. Non seulement ce système n'est pas envisageable, mais il est contraire à nos traditions. En Suisse, il y a 5 à 6 % de musulmans qui viennent de partout. Entre un musulman du Kosovo, de Syrie ou d'Afrique, il y a autant de différence qu'entre un catholique polonais ou mexicain. On ne peut pas mettre la pression sur les émigrants en Suisse pour qu'ils se reconnaissent d'abord comme membres d'une communauté religieuse. La plupart d'entre eux ne le souhaitent d'ailleurs pas. Et nous ne le voulons pas. L'État tel qu'on le conçoit doit être respectueux de toutes les religions, mais ne doit pas être soumis à des religions.
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commentaires (8)
Notre fédéralisme serait une série de petites dictatures confessionnelles, car on n'a aucune notion de démocratie...
KHEIREDDINE EL-AHDAB
07 h 26, le 18 octobre 2015