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Moyen Orient et Monde - Récit

Le jour où... la République arabe unie a été proclamée

De 1958 à 1961, la liesse populaire en Égypte et en Syrie est rapidement remplacée par l'amertume et la rancœur. Désillusionnés, les Syriens se sentent colonisés par Gamal Abdel Nasser. Bien qu'à l'origine du fusionnement des deux pays, le Baas syrien est très vite phagocyté par le parti unique prôné par le raïs. Mais la démesure de ce dernier a vite eu raison de cette union arabe tant rêvée...

Chucri Kouatli (à gauche) serre la main de Gamal Abdel Nasser en présence du roi Saoud en Égypte en 1955, après la signature d’un traité de défense militaire.

Le murmure de la foule ne cesse d'enfler. Dès les premières heures du jour, des dizaines de milliers de personnes se pressent pour écouter leurs leaders au Caire, où le temps exceptionnellement clément pour cette époque de l'année contribue à la bonne humeur générale. Il est presque 17h, ce 1er février 1958, et l'histoire est en cours. C'est alors que Sabri Assali, le Premier ministre syrien, prend la parole. D'une voix puissante, ferme, il lit la déclaration commune qui confirme l'union de son pays et de l'Égypte en une République arabe commune. Articulant chaque mot de son discours, M. Assali est interrompu à plusieurs reprises par les vivats de la foule. Invitant les autres États arabes à adhérer à la RAU, ouverte à tous, le document affirme notamment que cette fusion n'est « qu'un pas vers l'unification totale du monde arabe ».

Toujours d'après la déclaration lue par M. Assali, la RAU aura un Parlement, une armée, un drapeau et un président uniques. « L'union du monde arabe ouvre la voie à l'indépendance des peuples arabes et constitue un processus humain normal qui consolide la collaboration internationale et la paix », ajoute le texte. À son tour, le président syrien Chucri el-Kouatli prend la parole. Visiblement ému, il loue la fusion des deux pays et félicite le peuple égyptien pour le « remarquable dirigeant qu'il s'est donné en la personne du patriote Gamal Abdel Nasser ».


Frénétiquement acclamé, ce dernier prononce également une courte allocution, soulignant les vertus du « nouvel et puissant État arabe qui vient de naitre ». « Jamais plus, assène-t-il, nous ne serons soumis au joug étranger (...) En ce jour glorieux de la nation arabe, nous devons porter nos regards vers l'avenir et songer (...) à améliorer le sort de nos peuples ». Lançant un appel aux peuples arabes leur demandant de s'unir à la Syrie et à l'Égypte, le raïs les met en garde contre « l'objectif immuable de l'impérialisme (qui) a toujours été de diviser pour mieux subjuguer ». La réunion populaire terminée, il quitte la tribune pour rendre hommage au président Kouatli, « ce vieux lutteur, cet ennemi du colonialisme (...) qui voit enfin se réaliser le rêve de sa vie ».

Le rôle de Michel Aflak

Il aura fallu des années de réflexion, de tractations, pour réussir à convaincre le raïs égyptien d'unir son pays à la Syrie. Voulue par Michel Aflak, le cofondateur du parti Baas syrien (voir encadré), cette initiative arrive à point nommé pour les populations arabes, déçues par la Ligue arabe qui ne réussit pas à satisfaire leurs aspirations idéologiques, et dans un contexte de vives tensions avec Israël. En pleine guerre froide, la proclamation d'une République arabe unie doit également servir de contrepoids au pacte de Bagdad (voir encadré), le traité de défense commune signé par l'Irak, la Turquie, le Pakistan, l'Iran et le Royaume-Uni – les États-Unis suivent trois ans plus tard – le 24 février 1955 dans le but de contrer l'influence de l'Union soviétique. La même année, un premier traité d'alliance militaire signé entre Damas et Le Caire, et la crise de Suez qui a lieu l'année suivante contribuent largement à resserrer les liens entre les deux pays, d'autant que des crises internes secouent fortement la Syrie, soupçonnée par l'Occident de virer fortement à gauche et donc menacée par tout État régional anticommuniste, comme la Turquie.

 

 


Mais ce rapprochement semble encore insuffisant. Michel Aflak décide donc de se rendre au Caire et de convaincre le président égyptien, considéré comme un héros dans le monde arabe deux ans après sa nationalisation du canal de Suez. Le baassiste reste pourtant méfiant à l'égard du raïs. En effet, il ne le croit pas capable de mener à bien l'unification du monde arabe (selon certaines sources, il estime dans une note interne à son parti que le régime égyptien « a une tendance vers la dictature »), mais décide néanmoins de mettre ses appréhensions de côté lors d'un déjeuner avec lui dans la capitale égyptienne. Abdel Nasser accepte le principe de l'unité, mais à ses conditions : le nouvel État doit être centralisé, l'armée syrienne dépolitisée, et la Syrie doit impérativement adopter le système de parti unique appliqué en Égypte. Chucri el-Kouatli et Sabri Assali hésitent, le risque est trop grand. Mais l'aura du président égyptien est si puissante... et tentante. Les deux parties finissent par se mettre d'accord le 31 janvier. Le lendemain, la République arabe unie, composée de la province du Nord, la Syrie, et de la province du Sud, l'Égypte, est officiellement proclamée au Caire.

Bien qu'inutile, car la RAU jouit d'une popularité sans précédent, un référendum est organisé le 22 février, soit quelque trois semaines plus tard, en Égypte et en Syrie. En trois heures, plus de 35 % des électeurs syriens ont déjà voté dans le plus grand calme, preuve de l'enthousiasme ambiant. Le jour même, les résultats sont annoncés en soirée au Caire par le ministre égyptien de l'Intérieur Zakaria Muhieddine. Sans surprise, plus de 93 % des votants approuvent la fusion des deux pays, qui abandonnent alors leurs noms respectifs. Le Caire devient la capitale de la RAU, dont la Constitution – provisoire – est mise en place début mars. Le gouvernement est composé de quatre vice-présidents (deux de chaque province), de neuf ministres, de deux conseils exécutifs. Si des manifestations de joie éclatent dans le monde arabe, des émeutes ont lieu en Irak pour réclamer la dissolution du pacte de Bagdad et l'intégration du pays à la RAU. En Syrie, les partis politiques sont dissous et refondus dans le parti unique nassérien, l'Union nationale, comme le veut le principe de parti unique exigé par Abdel Nasser, accueilli quelques jours après le scrutin par une foule délirante à Damas, qu'il qualifie de « ville éternelle » et de « cœur palpitant des Arabes ».

Chucri el-Kouatli (à gauche) et Gamal Abdel Nasser saluent la foule en liesse à Damas quelques jours après la proclamation de la République arabe unie.

Rancœur et amertume

Très vite, l'amertume finit par gagner les Syriens, qui voient d'un mauvais œil la mainmise égyptienne sur l'intégralité de leurs institutions et se sentent mis à l'écart de leurs propres affaires. La grande majorité des postes-clés de la RAU est réservée à des Égyptiens, augmentant encore le ressentiment déjà ambiant en Syrie, d'autant que la corruption est très largement répandue. En outre, la dissolution du Baas syrien vaut à Michel Aflak d'être très sévèrement critiqué pour l'avoir acceptée de manière unilatérale et sans convoquer de congrès. Pour sauver ce qu'il reste du parti, dont les dissensions avec Abdel Nasser donnent lieu à une répression égyptienne implacable envers ses membres, le Comité militaire baassiste (CMB) est créé durant l'été 1959 avec à sa tête Salah Jedid et Hafez el-Assad. Le comité appelle alors à rétablir le Baas et à démocratiser la RAU. En effet, l'autoritarisme de Gamal Abdel Nasser fait fuir les grandes familles syriennes, et ses réformes (nationalisation des banques, des compagnies d'assurances, augmentation des taxes et des impôts...) provoquent de très graves difficultés économiques.

Cette situation tendue, à laquelle s'ajoute le refus du président de la RAU de partager le pouvoir, devient vite explosive. Le 28 septembre 1961, un énième coup d'État militaire est mené, dirigé par le colonel Abdel Karim Nahlaoui, en Syrie, où la RAU prend fin. Nazem Koudsi devient le président de la République syrienne. Refusant tout compromis avec les meneurs du coup d'État, qui pourtant étaient ouverts à des négociations, Gamal Abdel Nasser hésite longuement à envoyer ses troupes mater la rébellion, avant de se raviser après avoir perdu tous ses alliés en Syrie. Au cours des années suivantes, il répétera souvent ne jamais vouloir abandonner l'idée d'un monde arabe uni, rêve qui finalement ne deviendra jamais réalité.

Sources :
Encyclopaedia Universalis
« La proclamation de la République unie au Caire et à Damas : amorce de l'union des peuples arabes ou facteur de division ? » l'article d'Éric Rouleau, « Le Monde diplomatique »
Égypte, l'article de Daniel Charentais, lesclésdumoyenorient.com
« Proclamation de la création de la République arabe unie », Perspectives monde
Britannica.com
Syrie, l'article de Daniel Charentais et Yara el-Khoury, lesclésdumoyenorient.com

Prochain épisode : Le jour où... la France a signé son départ d'Algérie

Chucri el-Kouatli (assis) entouré de sa famille à Beyrouth, en 1966.

 

Portrait
Chucri el-Kouatli, « premier citoyen arabe »

Chucri el-Kouatli naît en 1891 à Damas, dans une grande famille de riches et influents notables syriens. Après des études dans un établissement jésuite, il continue son parcours universitaire à Istanbul, où il étudie les sciences politiques et l'administration publique. À son retour à Damas, en 1913, il occupe un poste au service civil ottoman. Ayant grandi dans un environnement social et familial soutenant l'Empire ottoman, le jeune homme ne peut toutefois ignorer les troubles croissants qui agitent l'empire, même au sein des élites. Peu après, éclate la rébellion des Jeunes Turcs, un parti nationaliste révolutionnaire officiellement connu sous le nom de Comité Union et Progrès (CUP), contre le sultan Abdel Hamid II, qui est alors renversé et exilé en 1909.

Kouatli fait ses premiers pas dans la politique en rejoignant el-Fatat, ou la Ligue de la jeunesse arabe, une société secrète formée à Paris en 1911 par des nationalistes arabes, et composée notamment d'étudiants de la région : libanais, syriens, irakiens, palestiniens... L'activisme du jeune Chucri lui vaut plusieurs séjours en prison, qui durent de plusieurs jours à plusieurs mois. C'est d'ailleurs pendant l'un de ces « voyages » qu'il rencontre son futur beau-père, le nationaliste Saïd al-Dalati. Plus encore, Kouatli devient un héros nationaliste en 1917 lorsque, après une énième séance de torture, il tente de se suicider en se tailladant les veines des poignets pour éviter de succomber à la tentation de livrer les noms de ses amis pour ne plus souffrir. Il est sauvé in extremis par son camarade de cellule le médecin Ahmad el-Qadri, également membre d'el-Fatat.

Au cours des années suivantes, l'Empire ottoman s'effondre, et la Grande-Bretagne dirige de facto la Syrie. Mais la génération de Chucri el-Kouatli reste fermement opposée à toute gestion étrangère, y compris celle de l'émir Fayçal, et continue de prôner l'indépendance. Son pays étant sous mandat français à partir de 1920, Kouatli fuit vers l'Égypte puis vers la Suisse. À partir de là, il n'a de cesse de voyager à travers le monde pour rallier un maximum de personnes à sa cause, et fait l'intermédiaire entre les nationalistes arabes d'Europe et du monde arabe. Il crée d'ailleurs à Genève le Comité syro-palestinien. En 1924, il rentre en Syrie et participe à la révolte syrienne de 1925-1927. À nouveau exilé, il finit par rentrer dans son pays en 1931, lors d'une amnistie générale. Peu après, il rejoint le Bloc national, un parti d'opposition plutôt toléré par les Français. Son ascension au sein du mouvement nationaliste ne se fait pas attendre et il en prend le contrôle en quelques années. Il profite de la Seconde Guerre mondiale pour réclamer encore l'indépendance de son pays face à la France, qui finit par accepter.

De premières élections sont alors organisées et Kouatli devient le premier président syrien le 17 août 1943. Le retrait des troupes étrangères de Syrie se termine en 1946 et le président Kouatli déclare l'indépendance le 17 avril. Il est réélu en 1948 mais renversé par un coup d'État l'année suivante. Il s'exile alors en Égypte, tandis que son pays traverse des crises à répétition. Il ne revient qu'en 1955, pour être encore une fois élu à la présidence. Il resserre parallèlement les liens de son pays avec les puissances régionales, comme l'Égypte, avec laquelle il signe l'accord de défense syro-égyptien, pour faire contrepoids au pacte de Bagdad. Au cours des années suivantes, il presse le président égyptien Gamal Abdel Nasser d'accepter une union avec la Syrie, mais en vain. Ce n'est qu'en 1958 que le raïs égyptien finit par accepter l'idée d'une République arabe unie. En hommage au parcours nationaliste du président syrien, Abdel Nasser lui accorde le titre honorifique de « premier citoyen arabe ».

Mais des désaccords opposent constamment les deux hommes et Chucri el-Kouatli finit par s'exiler à Beyrouth. Il meurt dans la capitale libanaise le 30 juin 1967, peu après la guerre des Six-Jours. Son corps est rapatrié à Damas, où il a droit à des funérailles nationales. Jusqu'à nos jours, il est considéré comme l'un des plus grands leaders de Syrie.

Le parti Baas
Créé durant la Seconde Guerre mondiale par Michel Aflak et Salaheddine Bitar, le parti Baas est à l'origine un cercle de réflexion appelé la Renaissance (ou résurrection) arabe, fondé en 1939. Ce n'est que deux ans plus tard qu'il devient un parti politique à proprement parler. Michel Aflak quitte l'enseignement pour se consacrer à son parti dont le premier congrès se tient à Damas le 7 avril 1947. C'est à cette occasion que la devise du parti est établie : « Unité-Socialisme-Liberté. » Le parti préconise l'unité de la nation arabe, qui appartient aux Arabes, et s'oppose avant tout au protectorat français en vigueur. Au-delà de la Syrie, le Baas prend pied en Jordanie en 1948, au Liban en 1950 et en Irak en 1951. Toutefois, les différentes branches du parti restent indépendantes dans leurs décisions, qui varient selon le pays dans lequel elles se trouvent.

Quasi dissous en 1958, le Baas continue d'opérer dans la clandestinité jusqu'en 1963. Cette année-là, des coups d'État en Irak et en Syrie le portent au pouvoir. Trois ans plus tard, une nouvelle « version » du parti contraint ses fondateurs, Michel Aflak et Salaheddine Bitar, à l'exil. Le premier se réfugie d'abord à Beyrouth, puis à Bagdad où il meurt en 1989. Le second meurt assassiné à Paris le 21 juillet 1980. Entre-temps, le parti se maintient au pouvoir en Syrie jusqu'à aujourd'hui.

Le pacte de Bagdad
Plus communément appelé le pacte de Bagdad, le Traité d'organisation du Moyen-Orient est signé en 1955 par le Royaume-Uni, l'Iran, le Pakistan, la Turquie et l'Irak. Les États-Unis ne rejoignent les signataires que trois ans plus tard. Ce traité de défense commune, qui sera rebaptisé Organisation du traité central après le retrait de l'Irak de l'accord, a pour but d'endiguer l'influence croissante de l'Union soviétique au Moyen-Orient.

Dans les années 1950, le monde est en pleine guerre froide, et déchiré entre l'Est et l'Ouest. Le Moyen-Orient est déjà dans le collimateur des grandes puissances occidentales et coloniales, et se retrouve tiraillé selon les intérêts de chacun. Des alliances se forment, des pactes sont signés. Ainsi, dès 1950, le Pakistan signe un accord de défense mutuelle avec les États-Unis. L'année suivante, c'est au tour de la Turquie de choisir son camp en devenant membre de l'Otan. Début 1953, le secrétaire d'État américain John Foster Dulles en profite donc pour proposer au Premier ministre turc Adnan Menderes d'adhérer à un traité à mi-chemin entre l'Otan et l'Otase (Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est). La Turquie s'empresse d'accepter, désireuse de s'attirer les bonnes grâces de l'Occident en général et des États-Unis en particulier. Ces derniers préférant rester en retrait pour ne pas être assimilés aux puissances coloniales, la Grande-Bretagne, déjà très ancrée dans la région, joue le rôle d'intermédiaire. Le pacte est signé par la Turquie et l'Irak le 24 février 1955 à Bagdad pour cinq ans renouvelables. La Grande-Bretagne y adhère en avril, le Pakistan en septembre et l'Iran en novembre. Calquée sur le modèle de l'Otan, l'alliance comprend un conseil et un comité militaire permanents.

Dès sa mise en place, le pacte rencontre une très forte résistance dans le monde arabe, qui surfe alors sur la vague nationaliste de Gamal Abdel Nasser. Celui-ci accuse l'Irak de trahir la nation arabe, de participer à une politique néo-ottomane, et se lance, avec l'Arabie saoudite, dans une campagne véhémente d'hostilité à l'alliance. La Syrie, la Jordanie et le Liban renoncent à y participer. L'Union soviétique gagne en influence dans la région, tandis que les États-Unis décident de s'appuyer définitivement sur Israël. Le retrait de l'Irak en 1959 et la révolution iranienne de 1979 confirment la fin du pacte qui, en fin de compte, fut un échec.


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