Roulement de tambours et annonce en fanfare. Le rideau s'ouvre, Dieudonné fait semblant de rugir en apparaissant enchaîné. Il porte une tenue orange qui rappelle celle des prisonniers de Guantanamo. « Danger pour les oreilles », « ne pas écouter l'artiste », voilà les autocollants disposés sur le pupitre et la table qui habillent la scène. À droite du polémiste, la réplique d'un fusil d'assaut. Le ton caustique est donné, le public l'accueille alors en l'applaudissant chaudement.
Hilare, l'humoriste se targue d'être poursuivi par la justice française « pour atteinte à la dignité humaine ». Il se réjouit que ses précédents spectacles – Le Mur et Azu Zoa – aient été interdits à trois reprises par le Conseil d'État français. Le spectacle vient juste de commencer et Dieudonné se victimise d'entrée de jeu. Il aurait été étonnant qu'il ne se gargarise pas de la publicité énorme issue du face-à-face avec Manuel Valls en 2013, à l'époque ministre français de l'Intérieur. Il s'enorgueillit d'être interdit de territoire en Angleterre et en Belgique. C'est d'ailleurs lorsqu'il fait preuve d'autodérision, qu'il parle de ses ennuis avec la justice et l'exécutif français, que le polémiste fait rire.
« Il faut toujours un méchant comme dans les films. Moi, j'incarne le mal (...) selon nos maîtres, je suis l'épicentre de la haine », ricane celui qui parcourt les scènes depuis 1990... et les tribunaux hexagonaux depuis 2002. Dieudonné en a, justement, tellement fait son fonds de commerce, qu'il ne peut plus sortir du rôle qu'il s'est construit. Humoriste, politique, polémiste, les casquettes se sont superposées au fil des années, sans qu'il ne veuille trancher. À vrai dire, ce flou doit bien l'arranger.
En prenant en main la réplique du fusil d'assaut, Dieudonné déclare espérer que son régisseur Jacky – juif évidemment – n'a pas chargé l'arme. Dieudonné simule alors le fait de tirer sur le public. Tuer, d'un seul coup, quarante Libanais serait l'aubaine pour Valls, imagine le comique parce que ce dernier serait débarrassé de lui. « Surtout qu'ici, vous, avec les armes... » sera d'ailleurs l'unique clin d'œil à l'adresse des spectateurs libanais. Dieudonné sait qu'il est en terrain conquis au Liban, pays meurtri par des années d'occupation israélienne. Pourtant, pas de surenchère ce soir, le texte est assez piquant tel qu'il est.
Dès qu'il est attaqué, le comédien se cache derrière son humour caustique. Dès qu'il est sur scène, le polémiste ne peut s'empêcher de proférer des attaques ad hominem et d'entamer les mêmes ritournelles : mettre en parallèle la Shoah et le commerce triangulaire de l'esclavage, pointer les différences. Les cibles ne varient pas non plus : les juifs, les journalistes, les banquiers et le pouvoir. Depuis une dizaine d'années, cela tourne à l'obsession.
Sous la ceinture
« Si je dégomme un journaliste, juif de surcroît, ils vont rouvrir le procès de Nuremberg, ils vont déterrer Ilan Halimi et retrouver mon ADN... (NDLR : quelque part en lui). Hilarité générale dans la salle : en une phrase, Dieudonné vient, assez grossièrement, de faire référence au régime nazi, de parler d'un français juif torturé puis assassiné en 2006, tout en faisant une blague homophobe et salace. Le polémiste critique une victimisation à outrance des juifs, mais lui, que fait-il d'autre que se mettre dans une posture victimaire absolue ? "Gouvernement, médias, Conseil d'État, dansez sur moi" », clame-t-il.
Un spectacle de Dieudonné, c'est aussi les signes de ralliements tendancieux qui ont fait son succès. Le bruit du bisou et le geste qui signifie « au-dessus, c'est le soleil » (les intouchables) ou encore la quenelle. Ce geste, qui est autant bras d'honneur aux puissants que salut nazi déguisé, est répété à l'envi par « l'humoriste » qui se cache derrière la polémique et la vulgarité pour faire oublier qu'il n'est plus marrant.
Dieudonné plaisante lourdement à propos de l'autorisation du mariage homosexuel en France. Il imagine une émission de télévision en 2050, dans laquelle témoignerait une Québécoise se mariant avec un cochon et une transsexuelle voulant devenir une poule. Tout le contraire de rire de l'autre afin de s'en rapprocher, La bête immonde est un éloge du « tous pourris », des populismes et complotismes en tout genre.
Étant donné que Dieudonné s'autodiabolise depuis une dizaine d'années – bien aidé par les médias –, les spectateurs sortent de la salle ravis, mais sur leur faim. Beaucoup s'attendaient à des propos plus virulents. Celui qui était un symbole de l'antiracisme en France avec Élie Semoun durant les années 90 est devenu, à force de dérapages – dont certains sont calculés, d'autres moins –, le Pygmalion des haines et de l'intolérance. Tout le contraire du duo qu'il formait avec son ami juif et qui permettait de dénoncer les travers de nos sociétés d'une manière bien plus maligne. Mais sans scandales, il serait désormais difficile de remplir les salles pour cet ultradépendant de la médiatisation.
Pour mémoire
Charlie Hebdo: Marine Le Pen a eu la "nausée" en lisant les propos de Dieudonné
Mr Courage.Face aux laches suivistes.
22 h 24, le 08 juin 2015