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Liban - 10e anniversaire du retrait syrien

Le retrait syrien a-t-il signé la fin de la censure au Liban ?

Des menaces plus ou moins voilées au téléphone, des arrestations arbitraires, des « invitations » à prendre le café dans les bureaux des services secrets... Au temps de l'occupation syrienne (ou faut-il l'appeler « tutelle », ou encore « présence temporaire », l'expression d'usage de l'époque), de 1990 à 2005, tous les moyens étaient bons pour museler journalistes, militants des droits de l'homme et partisans antisyriens. À l'occasion du dixième anniversaire du retrait syrien, il est utile de se souvenir à quel point la censure (et l'autocensure qui s'ensuivait) était reine en ces années. À L'Orient-Le Jour, on ne peut oublier cet incident où, au début des années 90, la deuxième partie d'un article sur la création de Solide, une ONG qui milite pour faire la lumière sur le sort des détenus libanais dans les geôles syriennes, a été annulée suite à un « coup de fil » des SR.

 

L'incident n'est pas isolé. Tous les médias souffraient de cette mainmise sur la liberté d'expression, qui a atteint, dans certains cas comme celui de la MTV, une fermeture pure et simple de la chaîne. Dans son ouvrage intitulé La télévision mise à nu, la journaliste May Chidiac revient sur les prémices de l'oppression médiatique, qui faisaient suite à la signature de l'accord de Taëf en 1989, et qui intervenaient en pleine période de foisonnement de création des chaînes de télévision : « À partir de 1990, la marge de manœuvre des médias commence à se réduire en fonction des visions syriennes relatives aux négociations de paix avec Israël. Pressions obligent, l'on voit alors disparaître des écrans de télévision les informations concernant des opposants libanais résidant à l'étranger, tels que Michel Aoun, Amine Gemayel ou Raymond Eddé, ainsi que celles de Samir Geagea, incarcéré. De même, la présence militaire syrienne où le rôle des services de renseignements ne sont plus évoqués sous prétexte que ce sont "des sujets pouvant porter atteinte à la sécurité nationale" », selon la phraséologie officielle.


May Chidiac évoque le douloureux épisode où les programmes politiques ont été suspendus sur les chaînes privées en attendant la promulgation de la loi sur l'audiovisuel, la principale chaîne visée étant la LBC, fondée par les Forces libanaises (FL). Parcourant l'oppression qui a atteint les journalistes libanais assez courageux pour dénoncer cette mainmise syrienne – jusqu'à l'assassinat, dira-t-elle –, elle se souvient « des sujets qui deviennent alors tabous : le redéploiement des troupes syriennes au Liban, pourtant prévu par l'accord de Taëf, la question relative à la souveraineté libanaise et tout autre sujet du genre, notamment, la présence militaire syrienne et la tutelle politique qu'exerce Damas sur le pays », etc.


Durant cette période, les militants des droits de l'homme souffrent eux aussi des pratiques du fameux « appareil sécuritaire libano-syrien », qui a grandement contribué à rendre leurs causes moins visibles dans les médias et, par conséquent, auprès de l'opinion publique. « Les services de renseignements en ce temps-là exerçaient plusieurs méthodes d'oppression, se souvient Élie Abouaoun, aujourd'hui membre du comité exécutif d'Alef, collectif civil pour les droits de l'homme (il était précédemment président des Nouveaux Droits de l'homme). Il y avait la censure directe, une interdiction pure et simple imposée par la Sûreté générale. Les journalistes étaient régulièrement menacés par des officiers dès qu'ils tentaient de soulever un sujet tabou, tel celui des détenus libanais dans les geôles syriennes. Je me souviens que, jusqu'à la fin des années 90, seuls les quotidiens L'Orient-Le Jour et an-Nahar osaient briser le tabou. » Le militant lui-même en fera les frais puisqu'il est arrêté pour un jour par la SG en 2003, après la publication d'un rapport sur la censure
Pour Waël Kheir, directeur exécutif de la Fondation des droits de l'homme et du droit humanitaire (FDHDH), « il y avait des catégories plus visées que d'autres par les censeurs, les journalistes antisyriens bien sûr, mais aussi les membres de partis antisyriens, notamment les FL dont deux membres sont morts sous la torture ». Abordant l'épisode de la fermeture de la MTV, Waël Kheir rappelle que la chaîne avait été fermée en vertu d'une décision juridique, et que la députation de son PDG Gaby Murr avait également été cassée par une décision de justice à laquelle seule une juge, Ghada Aoun, s'était alors opposée.

 

« La différence entre viol et prostitution »
Plus grave que la censure est l'autocensure, largement pratiquée à l'époque par les médias pour éviter les problèmes. « À la FDHDH, nous étions résolument hostiles à l'autocensure, dit Waël Kheir. Pour moi, la différence qui existe entre la censure et l'autocensure, c'est celle qui existe entre viol et prostitution. Pratiquer l'autocensure, c'est accepter le mal de son plein gré. »
Élie Abouaoun renchérit : « L'autocensure est bien plus grave que la censure car elle s'intègre aux mœurs. Je me souviens d'une anecdote qui s'est déroulée en 1998 : j'étais l'invité d'une émission matinale à la LBC pour parler d'un programme d'éducation aux droits de l'homme. J'ai saisi cette chance pour évoquer l'enseignement en Syrie. Le metteur en scène m'a fait de grands signes pour que je change de sujet. Il n'avait pas agi sous la menace, mais de peur des représailles. »


La peur n'accompagnait-elle pas les rares initiatives de briser les tabous ? « Bien sûr que nous avions peur, répond Élie Abouaoun. Mais pas assez pour nous empêcher d'agir. »
« Pour notre part, nous appelions un chat un chat, souligne Waël Kheir. Je sens que c'est notre franchise qui nous a protégés. Dans nos rapports, nous répertorions toutes les atteintes aux droits de l'homme, qu'elles touchent des anti-Syriens ou des pro-Syriens. De plus, je pense que les maîtres de l'époque estimaient que les droits de l'homme ne sont pas très importants, et qu'il était plus risqué de s'y opposer que de laisser faire. Ce fut leur erreur. » Malgré cela, le militant a été incarcéré une semaine sous terre au ministère de la Défense. « Ils ont fini par me libérer, cédant à la pression d'un réseau mondial des droits de l'homme qui a dénoncé mon arrestation, d'autant plus qu'ils n'ont rien trouvé à me reprocher », se souvient-il.

 

Dix ans après, un bilan mitigé
La censure était largement pratiquée du temps de la tutelle syrienne par « l'appareil sécuritaire libano-syrien ». Même dans les librairies, des livres étaient interdits à la vente, des pages de magazine déchirées... Logiquement, depuis le retrait des quelque 30 000 soldats syriens du territoire libanais, la censure devrait avoir disparu ou presque. Ce n'est pourtant pas le cas, comme l'attestent certaines interdictions récentes de la SG, à l'instar d'une pièce de théâtre... sur la censure, écrite par le metteur en scène Lucien Bou Rjeili. Certes, les menaces ne sont plus ce qu'elles étaient, les expressions-langue de bois comme « la concomittance des volets libanais et syriens » ne sont plus imposées, etc. Mais l'épée de Damoclès reste suspendue sur les journalistes et les militants, et l'inquiétude n'a pas complètement déserté la scène médiatique, surtout après l'assassinat d'éminents journalistes dans la foulée de la révolution du Cèdre, en 2005. De plus, ne sommes-nous pas confrontés à une censure d'un autre type, celle, par exemple, exercée par certains partis sur les médias qu'ils possèdent, dans le cadre de profondes divisions politiques dans le pays ?


Élie Abouaoun redoute que « l'autocensure, elle, ne se soit aggravée depuis le retrait syrien, d'autant plus qu'on y a souvent recours sous l'impulsion des communautés religieuses ». « C'est d'autant plus grave que ces acteurs-là sont des faiseurs d'opinion », ajoute-t-il. Il note cependant une amélioration : la possibilité de trouver des alliés dans l'establishment politique, ce qui n'était pas le cas sous le régime syrien. Il se dit pourtant déçu. « Avant 2005, j'étais de ceux qui aimaient à penser que les Syriens sont responsables de la majorité de nos maux, dit-il. Sans vouloir les disculper, je constate qu'une grande partie des problèmes sont davantage d'ordre socioculturel que politique. » Il estime que pour opérer un changement, il faut agir à trois niveaux : social, politique et légal.


Waël Kheir se montre, lui, bien plus optimiste. « Malgré tout, il y a du progrès, dit-il. Au moins est-il possible de faire face aux tentatives de censure aujourd'hui, et de ne pas céder aux "conseils" prodigués par certaines parties qui préfèrent que tel ou tel sujet ne soit pas soulevé. Le seul problème, c'est le manque de réactivité de la société, peut-être gagnée par la fatigue. »

 

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