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Refusant l’ingérence, jusqu’à quand la Turquie acceptera-t-elle de rester passive ? - Guerre contre le terrorisme

Refusant l’ingérence, jusqu’à quand la Turquie acceptera-t-elle de rester passive ?

« Pourquoi la Turquie ne vient-elle pas en aide aux habitants de Kobané ? » Cette interrogation est désormais un leitmotiv, surtout que le Parlement turc a donné son feu vert, le 2 octobre, pour une intervention militaire en Syrie et en Irak. Pour autant, Ankara n'est pas intervenu, suscitant de nombreuses critiques. Explication de la problématique de Kobané à plusieurs niveaux...

Kobané sous les bombardements aériens de la coalition anti-EI, vue de la frontière turque, au point de passage de Mursitpinar. Kai Pfaffenbach Reuters

Cela fait des jours et des semaines que l'on entend et que l'on lit la même chose, dite et redite par certains des plus grands analystes comme par des citoyens lambda : la Turquie se doit d'intervenir militairement en Syrie afin de venir en aide à la population kurde de Kobané. D'un point de vue normatif et humanitaire, et même jaugée à l'aune du bon sens, cette assertion tient la route. Sauf que rien n'est aussi simple ou aussi évident, surtout au Proche-Orient : en réalité, cet appel fait fi des considérations politiques et sécuritaires, et des intérêts étatiques qui entrent en jeu lorsqu'il s'agit de prendre des décisions de politique étrangère.
Ainsi, plutôt que de répondre à la sempiternelle question : « Pourquoi la Turquie n'intervient-elle pas ? » il vaudrait sans doute mieux essayer d'expliquer, et de comprendre, pourquoi une absence d'intervention turque constitue le choix le plus adéquat – sans, pour le moins du monde, prendre partie pour la politique étrangère turque, encore moins d'en faire l'apologie. Expliquer et comprendre, donc, ces enjeux et ces contraintes qui rendraient une intervention en Syrie très risquée, aussi bien pour la Turquie en tant que telle, mais également à un niveau régional.

« L'étranger proche »

Dans le sillage de la formation de la coalition internationale contre l'État islamique (EI), la Turquie, rejoignant celle-ci non sans tergiversations, n'a cessé de rappeler qu'il convenait de mettre en place une stratégie claire contre l'EI, martelant que des frappes aériennes sont insuffisantes pour décapiter les islamistes. Ce qui se passe depuis quelques jours sur le terrain semble lui donner raison. Car si les frappes de la coalition ont un tant soit peu freiné l'avancée de l'EI, cela n'a pas empêché ce dernier ni d'arriver à Kobané ni de l'occuper. Pire : l'EI a même réussi à ramener des renforts des villes de Raqqa et Deir ez-Zor, sans pour autant être inquiété.

(Reportage : En Turquie, la terreur des parents d'un jeune combattant kurde de Kobané)

Si le président turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré le 27 septembre que la Turquie ne pouvait rester en dehors de la coalition, cela ne signifiait pas pour autant qu'elle rejoindrait celle-ci à n'importe quel coût. Le vote du Parlement turc le 2 octobre, autorisant une intervention militaire en Syrie et en Irak, avait suscité des réactions un peu rapides, notamment de l'espoir, pour certains, qu'une intervention en bonne et due forme serait imminente. Mais c'est oublier deux choses essentielles. En octobre 2012, suite à des tirs de mortier provenant de Syrie et tombés sur le village turc d'Açakale (5 morts dont 4 enfants), l'artillerie turque avait riposté en bombardant des positions syriennes. Le Parlement turc avait par la suite donné un premier feu vert pour une éventuelle intervention militaire en Syrie. M. Erdogan avait ensuite demandé officiellement à l'Otan l'installation de batteries de missiles type Patriot le long de la frontière turco-syrienne, ce qui a été approuvé par l'Alliance atlantique le 2 décembre. Néanmoins, cela n'a pas abouti à une véritable intervention. Ensuite, comme le rappelle Jean Marcou, politologue et spécialiste de la Turquie, sur le site de l'Observatoire de la vie politique turque (Ovipot qu'il anime, « (si) la résolution votée par le Parlement confère une grande latitude d'action au gouvernement turc , (...) on oublie que ces motions parlementaires ne sont pas des décisions réelles d'intervention, mais des cadres pour de possibles opérations ».

Dès lors, voter ce type de résolution ne constitue finalement pour Ankara qu'un paquet d'options à utiliser si nécessaire. Dans le même temps, le gouvernement turc a continué à affirmer que les frappes aériennes étaient insuffisantes et a même demandé aux États-Unis « d'intensifier leurs frappes » (7 octobre). Et si la Turquie n'est toujours pas intervenue en Syrie, malgré les injonctions de l'Onu (10 octobre), du président français François Hollande (14 octobre) et des demandes insistantes des Américains (rencontre entre un envoyé US et le chef des renseignements turcs le 12 octobre), c'est d'abord parce qu'elle a des intérêts dans son « étranger proche » qui ne recoupent pas celles des puissances occidentales, ensuite parce qu'elle doit composer avec des acteurs opposés à toute intervention en Syrie. En effet, ce n'est pas pour rien que l'Iran mettait en garde contre toute initiative d'Ankara quelques heures après le vote du 2 octobre, et qu'une rencontre entre dirigeants turcs et russes a eu lieu le 9 octobre.

(Lire aussi : Ces peshmergas qui parlent Facebook, Viber ou WhatsApp...)

Le cas PDK

Même si l'attitude de la Turquie concernant le conflit en Syrie a été ambiguë à bien des égards, les conditions qu'elle a posées dernièrement pour une implication plus prononcée ont le mérite d'être claires, même si, évidemment, elles peuvent masquer d'autres enjeux.

La première priorité pour Ankara est l'éviction de Bachar el-Assad et son remplacement par un régime islamiste modéré. C'est pour cette raison qu'elle appelle au renforcement militaire de l'Armée syrienne libre (ASL). Interrogée par L'Orient-Le Jour, une source diplomatique occidentale travaillant sur le dossier de l'opposition syrienne et souhaitant garder l'anonymat a avancé le chiffre de « 700 citoyens turcs combattant actuellement au sein des différentes factions en Syrie ». Cette demande turque s'accompagne de l'établissement d'une zone tampon et d'une zone d'exclusion aérienne, les deux allant de pair.

La seconde priorité turque, et elle n'est pas récente, est de contenir les Kurdes, qu'il s'agisse de ceux de Turquie, avec qui un conflit perdure depuis trente ans ou de ceux de Syrie, dont la collusion avec les premiers est attestée. Par conséquent, si la Turquie « n'a pas bougé le petit doigt pour Kobané », selon certains, c'est parce qu'elle n'entend pas renforcer la branche syrienne du PKK, qu'elle ne pourrait probablement pas contrôler par la suite. L'unification des deux factions kurdes, prélude éventuel à la création d'un État kurde de part et d'autre de la frontière, pose en effet problème à l'establishment turc. Il est important de comprendre que « la Turquie voit d'un œil différent le problème avec l'EI. Face à cette crise, elle a son propre agenda, et dans celui-ci, le facteur kurde est prédominant. Elle préfère repousser les Kurdes du PYD vers le gouvernement régional du Kurdistan (RGK), et dans ce sens, Kobané n'a pas beaucoup d'importance pour elle », a ajouté la source diplomatique citée plus haut.

(Eclairage : La Turquie résiste aux appels à la lutte antijihadiste, au grand dam de ses alliés)

Selon Julien Théron, politologue spécialiste de la géopolitique des conflits et enseignant à l'Université de Versailles, l'attitude de la Turquie face au problème de Kobané est en fait « un révélateur des contradictions turques à plusieurs niveaux : une politique extérieure multivectorielle qui est en échec total, un positionnement par rapport au conflit en Syrie où elle est un des opérateurs de la radicalisation islamiste de certains groupes, et enfin par rapport au triptyque kurde (PKK – PYD – PDK) qui bat en brêche son projet politique interne ». Dans ce sens, il est correct d'affirmer que les bonnes relations entretenues par Ankara avec les Kurdes irakiens du PDK contrastent avec l'attitude prônée envers les deux autres factions. La complexité de ce triptyque met d'ailleurs en péril le processus de paix amorçé avec le PKK en 2013 : la flambée de violence urbaine causée par l'absence de soutien apporté aux combattants kurdes de Kobané en est une preuve patente. « Ne pas intervenir à Kobané est une erreur stratégique car la Turquie, au lieu d'être ingérente, se retrouvé ingérée (par l'EI et le PYD) », a-t-il poursuivi.

Un nouvel Afghanistan ?

Il faut dire que tout le monde est tellement focalisé sur la question de l'intervention turque à Kobané qu'on en oublie presque que la ville kurde et Daech cristallisent des luttes politiques et idéologiques qui dépassent de loin la question de cette intervention. Comme la Turquie partage une très importante frontière avec la Syrie (900 km), il est vu comme normal qu'elle intervienne. Mais en élargissant le spectre, l'on comprend mieux pourquoi un tel scénario serait très risqué. Hugh Pope, directeur adjoint du programme Europe et Asie centrale au sein de l'ONG International Crisis Group, l'a récemment rappelé, lors d'une interview sur le site Internet de la chaîne ABC, qualifiant avec un ton très véhément les critiques envers la Turquie d' « injustes ». Estimant qu'une intervention de celle-ci « ne ferait qu'empirer les choses », il a posé une question essentielle : « Est-ce que nous voulons une autre guerre en Syrie avec un autre acteur ? La situation sera pire. » Et d'ajouter qu' « il serait dangereux pour la Turquie que les lignes de front au Moyen-Orient se répandent » vers l'intérieur du pays. Et il n'a peut-être pas tout à fait tort : la politique étrangère turque, héritée de la vision de Mustafa Kemal Atatürk, a toujours pour obsession ce qu'on appelle « le syndrome de Sèvres ».

(Analyse : L'État islamique plus puissant que prévu)

Politologue et spécialiste de la Turquie, Michel Naoufal estime, lui, qu' « il y a une réelle peur pour la Turquie que la Syrie ne devienne un second Afghanistan et qu'elle ne soit amenée elle-même à jouer le rôle du Pakistan ». Le parallèle est intéressant : les zones tribales du nord du Pakistan, frontalières avec l'Afghanistan, sont composées majoritairement de Pachtouns, le noyau ethnique des talibans, ce qui a considérablement compliqué la tâche du Pakistan, État affidé des États-Unis et où la guerre contre les talibans s'est propagée. Or, les Kurdes sont présents des deux côtés de la frontière syro-turque. Et la présence turque en Syrie pourrait mener à un conflit d'une ampleur sans précédent.

Conquête des mers Qu'en est-il des autres acteurs régionaux ?

La percée spectaculaire de l'EI n'a pas seulement cassé l'axe géopolitique Téhéran-Bagdad-Damas. Politologue, consultant et spécialiste des pays du Golfe, Karim Sader, interrogé par L'Orient-Le Jour, explique qu'il s'agit surtout d' « un conflit pour le leadership du monde sunnite ». Or, s'il y a convergence des intérêts turcs et qataris (soutien aux Frères musulmans) concernant l'après-Assad, il y a divergence(s) quasi totale(s) avec l'Arabie saoudite, qui « craint l'arrivée au pouvoir en Syrie d'islamistes modérés car cela pourrait mettre en péril son idéologie ». Dès lors, l'EI et la Syrie « constituent un miroir des luttes entre États sunnites, tous tentant de profiter de la distribution des cartes après Daech », affirme M. Sader. « Toutes les parties concernées, les Turcs, les Kurdes et autres, tentent actuellement d'avancer leurs pions », ajoute-t-il.

Parallèlement, d'un point de vue géopolitique, le conflit qui se joue en Syrie et dans ses environs peut être vu comme une compétition pour la conquête de territoires et d'accès aux mers. Professeur en relations internationales à l'Université libanaise de Beyrouth, Jamal Wakim estime pour sa part que la Turquie, alliée des États-Unis, « joue un rôle actif au Moyen-Orient dans le but de bloquer l'accès de l'Iran à la Méditerranée, dernier accès maritime non contrôlé par les Américains, et, par extension, à la Russie et la Chine ». C'est pour cette raison que ces deux États sont intransigeants sur le conflit syrien car, « après tout, la Syrie constitue leur dernier accès aux mers ouvertes », a-t-il ajouté.

Il n'en reste pas moins, une fois ce petit tour d'horizon effectué, qu'il convient de concevoir la Turquie comme tout autre acteur impliqué de près ou de loin dans le conflit syrien et tentant d'en tirer profit. Vue sous cet angle, Kobané est un épiphénomène, au grand dam des populations civiles massacrées.

Cela fait des jours et des semaines que l'on entend et que l'on lit la même chose, dite et redite par certains des plus grands analystes comme par des citoyens lambda : la Turquie se doit d'intervenir militairement en Syrie afin de venir en aide à la population kurde de Kobané. D'un point de vue normatif et humanitaire, et même jaugée à l'aune du bon sens, cette assertion tient la route....

commentaires (2)

Jusqu'à ce que sa Raison de Grand État lui impose de passer à "l'acte"....

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

09 h 14, le 20 octobre 2014

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Commentaires (2)

  • Jusqu'à ce que sa Raison de Grand État lui impose de passer à "l'acte"....

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    09 h 14, le 20 octobre 2014

  • JUSQU'AU GÉNOCIDE COMPLET DES KURDES SYRIENS... DE GÉNOCIDES... ILS SONT BIEN HABITUÉS...

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 45, le 20 octobre 2014

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