Alors que le Parlement turc a voté il y a quelques jours en faveur d'une intervention militaire terrestre en Syrie (et en Irak), Ankara ne s'est toujours pas engagé dans cette voie, alors que la ville frontalière de Kobané (Aïn el-Arab en arabe) est à deux doigts d'être prise par les jihadistes. Cette inaction manifeste (ou tout simplement apparente) suscite de nombreux points d'interrogation quant aux réelles intentions de la Turquie.
À la suite du vote du 2 octobre, le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, avait déclaré qu'il souhaitait que Kobané demeure kurde, ajoutant que la Turquie ne s'engagerait pas dans un conflit qui renforcerait le régime de Damas. Il n'empêche : le président de la République, Recep Tayyip Erdogan, a de nouveau appelé hier à une intervention militaire terrestre contre l'État islamique (EI). S'exprimant devant des réfugiés syriens dans un camp de Gaziantep (la grande ville turque la plus proche de Kobané), il a déclaré que cette dernière était « sur le point de tomber » et que « la terreur ne sera pas stoppée tant que nous ne coopérerons pas en vue d'une opération terrestre ». Entre précaution et déclarations d'intention, l'attitude d'Ankara renvoie à une question fondamentale : pourquoi la Turquie est toujours inactive alors que Kobané est justement « sur le point de tomber » ?
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Realpolitik turque
En fait, la résolution votée par le Parlement turc ne stipule pas une intervention imminente ou obligatoire. « Ces motions parlementaires ne sont pas des décisions réelles d'intervention mais des cadres pour de possibles opérations », souligne Jean Marcou, politologue et spécialiste de la Turquie, dans un article publié sur le site de l'Observatoire de la vie politique turque (Ovipot) qu'il anime. Ensuite, pour mieux comprendre les propos de M. Erdogan, il convient de les joindre aux déclarations faites par son Premier ministre lors d'un entretien accordé lundi soir à la chaîne d'information CNN. Ce dernier avait affirmé : « Nous sommes prêts à faire tout ce qu'il faut s'il y a une stratégie claire qui nous assure qu'après (la défaite des jihadistes), notre frontière sera protégée », avant de poursuivre que « si Assad restait au pouvoir, si l'EI disparaissait, une nouvelle organisation radicale pourrait prendre la place ».
En gros, si les dirigeants turcs continuent de déclarer à cor et à cri et à qui veut l'entendre qu'une opération terrestre serait indispensable, cela signifie qu'ils n'entreprendront pas d'aventure guerrière sans garanties et, pour reprendre le titre d'un article publié récemment par Cengiz Çandar, que « les actions militaires de la Turquie en Syrie se feront selon ses propres conditions ».
Interrogé par L'Orient-Le Jour, l'éminent journaliste indépendant turc, éditorialiste au quotidien Radikal et ancien conseiller spécial de l'ex-président turc Turgut Özal, confirme qu'« Ankara ne s'engagera contre l'État islamique que si certaines conditions sont réunies : établissement d'une zone-tampon pour protéger les civils réfugiés, création d'une zone d'exclusion aérienne et appui militaire à l'Armée syrienne libre (ASL). Pour cela, un feu vert des États-Unis est nécessaire ». Or, la stratégie de ces derniers, qui consiste essentiellement à endiguer l'avancée de l'EI, ne concorde toujours pas avec celle d'Ankara. « La priorité du gouvernement turc demeure l'éviction de Bachar el-Assad, qu'il place à égalité avec la lutte contre les islamistes. Ce qui n'est pas le cas des Américains. Si la Turquie a rejoint la coalition, c'est en raison des pressions américaines. Elle l'a fait avec réticence, et du coup s'attend à quelque chose en retour », ajoute-t-il.
Par ailleurs, empêcher la création de facto d'une zone autonome kurde le long de sa frontière avec la Syrie est également une priorité fondamentale pour Ankara, poursuit M. Çandar. En mettant dans le même sac les Kurdes du PKK (qui soutiennent leurs coreligionnaires syriens) et l'État islamique, et en les qualifiant tous deux de terroristes, les dirigeants turcs entendent couper l'herbe sous les pieds de toutes les formations kurdes opérant sur son territoire ou à sa périphérie, ou du moins les coopter. Mais dire qu'Ankara attend que Kobané soit définitivement aux mains de l'EI pour intervenir serait franchir un pas... que nous ne ferons pas.
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commentaires (4)
PEUT-ÊTRE... UN AUTRE SANDJAK D'ISKENDERUN ?
LA LIBRE EXPRESSION
20 h 27, le 09 octobre 2014