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C’est quoi au juste un État islamique ? - Religion

C’est quoi au juste un État islamique ?

Concept a priori moderne qui dénote avec la définition juridique de l'État (peuple, territoire, gouvernement), la notion d'État islamique pose de nombreuses interrogations, qui revêtent désormais un caractère ontologique du fait de l'actualité irakienne.

Une photo publiée par un média jihadiste le 30 juin montre des combattants de l’État islamique défilant dans la ville syrienne de Raqa. Ho/Welayat Raqa/AFP

La conquête d'une partie de l'Irak et de la Syrie par l'État islamique (EI), anciennement connu sous le nom de Daech, et l'autoproclamation du nouveau califat par leur chef, Abou Bakr al-Baghdadi, inquiètent une grande partie des observateurs. En effet, ces derniers partagent, pour la plupart, une déconcertante impression d'un retour en arrière, véritable contresens par rapport à la marche de l'histoire. Le projet est-il réalisable et avec quels moyens ? Que signifie la notion d'État islamique (dawla islamiyya) et en quoi se différencie-t-elle de la notion de califat ? Existe-t-il une continuité historique entre le dernier califat, aboli en 1924 par Mustapha Kemal Atatürk, et le nouveau califat autoproclamé ? C'est pour répondre en partie à ces questions que L'Orient-Le Jour a interrogé Bernard Rougier, cheikh Hassan al-Chahal, et Romain Caillet.

« Il définit quelque chose qui n'existe pas vraiment »
La suppression du califat a laissé place à de nombreux débats dans les années 1920 autour de la pertinence et de la signification de ce concept au XXe siècle. C'est à cette période, dans le cadre de l'organisation du congrès du monde musulman, qu'apparaît pour la première fois le terme d'État islamique, dawla islamiyya. Bernard Rougier, spécialiste du Moyen-Orient arabe, maître de conférences en sciences politiques, enseignant à Sciences po Paris, confirme cette version en expliquant que « la notion » d'État islamique « est très moderne ». « Elle s'est développée dans les années 1960 chez les plus radicaux au sein des Frères musulmans (Sayyid Qotb par exemple) », précise l'auteur de L'Oumma en fragments. Selon lui, le concept est un pur anachronisme, « comme beaucoup de concepts islamistes », qui ne correspond à aucune référence de l'histoire islamique. « Le mot "dawla" en arabe connote une idée de succession dynastique, on parle de "Dawla al-'abbassiyîn", et n'est jamais utilisé seul », précise encore M. Rougier.

(Lire aussi : Un nouveau califat ?, le commentaire de Bernard Haykel et Cole Bunzel)

Cet avis est partagé par Romain Caillet, chercheur spécialiste sur les questions islamistes, qui explique que les ikhwans ont popularisé la notion avec leur célèbre slogan « l'islam est religion et État ». Auparavant, il n'y avait pas de distinction entre l'État et l'islam et par conséquent « il n'y avait pas besoin de préciser l'islamité de l'État », note M. Caillet. D'après lui, « le terme dawla est un concept inventé pour contrer la sécularisation croissante du monde musulman ». « Il définit quelque chose qui n'existe pas vraiment », ajoute le chercheur. Toutefois, cette vision est contestée par le cheikh Hassan al-Chahal, docteur en islamologie et président d'une association religieuse qui considère que « l'État islamique fait référence à l'État de Médine au temps du Prophète ». « C'est un État organisé selon les préceptes du Coran et de la sunna », ajoute M. Chahal. Selon ce dernier, la notion d'État islamique n'a donc pas une origine moderne et peut se targuer d'avoir l'État prophétique pour modèle.

« Supériorité manifeste du califat sur l'État islamique »
Quelle que soit son origine, la notion d'État islamique est différenciée, au moins sur le plan étymologique, de celle du califat. Pour autant, les nuances entre les deux notions n'apparaissent pas forcément évidentes, d'autant plus que le califat a connu de nombreux sens dans l'histoire islamique. Pour M. Rougier, « la notion de califat renvoie aux premiers temps de l'islam, puis aux constructions théologiques utopiques d'al-Mawardi à une époque (XIVe siècle) où le pouvoir politique est complètement morcelé ». M. Caillet précise, quant à lui, que « la revendication même d'un retour du califat est un élément propre à la période contemporaine ».

Concernant son rapport avec l'État islamique, M. Chahal précise qu'« il y a une supériorité manifeste du califat sur l'État islamique ». Si la distinction semble avant tout porter sur une question territoriale, le califat n'ayant aucune frontière, elle met surtout en exergue la dualité, dans l'histoire islamique, entre le calife et le sultan. En effet, M. Caillet étoffe le raisonnement en précisant que « le calife représentait l'autorité légitime alors que le sultan avait la réalité du pouvoir ». « Le pouvoir du calife est comparable à celui du pape au Moyen Âge, avec un rapport de subordination des princes au pape », ajoute M.Caillet. Toutefois, même si le calife nommait le sultan, ce dernier « pouvait le renverser et le faire remplacer », nuance M. Caillet.

(Pour mémoire : Dabiq, le nouvel outil de propagande du « califat »)

Baghdadi : calife et sultan
Quel est le modèle-type du nouveau califat proclamé par l'EI ? Comment comprendre la nécessité de cette proclamation et quel est son objectif à moyen terme? Pour Romain Caillet, « le dernier califat référent pour les jihadistes est celui de 1258 », qui considère comme corrompus ceux de la période ottomane. Il n'y a donc « aucune continuité historique avec l'abolition du dernier califat en 1924 », précise le chercheur. M. Rougier va plus loin en expliquant que la proclamation du nouveau califat le 29 juin 2014 ne peut pas se comprendre dans une simple perspective historique. Elle doit tenir compte des deux trajectoires de l'islam politique chiite et sunnite, depuis 1979.

« La première s'empare avec la révolution iranienne d'un appareil d'État, et acclimate par la suite son jihadisme révolutionnaire avec le système régional, en étendant son influence sur la Syrie et le Liban », argumente M. Rougier. Cette position l'amène à « endosser une posture de "résistance" face à Israël, tout en luttant contre le "terrorisme" vis-à-vis des Occidentaux », ajoute-t-il. Côté sunnite, la trajectoire islamiste telle qu'elle s'est constituée dans les années 1980 en Afghanistan est essentiellement « a-étatique, ou même antiétatique », précise M. Rougier. De ce fait « revendiquer un "État islamique" en Irak se comprend, selon moi, dans le cadre de la rivalité mimétique des militants sunnites avec l'Iran », ajoute encore M. Rougier. Cette rupture avec la logique non étatique du courant sunnite de l'islam et cette volonté de concurrencer l'Iran s'expliquent selon M. Caillet par la volonté de l'EI d'être reconnu comme « la puissance capable de défendre les intérêts sunnites ».

(Lire aussi : Le prêche du « calife » à Mossoul montre sa force et « le niveau de confiance au sein de son organisation »)



De ce fait, Abou Bakr al-Baghdadi endosse à la fois le costume de calife et de sultan, et impose un mode de fonctionnement très similaire à celui « d'une administration moderne avec des services humanitaires, des règlements de la circulation et une production juridique tirée de leur lecture de la charia qui provoquera autant de protestations et de divisions », souligne M. Rougier.

Selon M. Chahal, « Abou Bakr al-Baghdadi n'a aucune légitimité pour se proclamer calife, puisqu'il n'a pas obtenu en amont la confiance des "gens qui lient et qui délient" ». « Les jihadistes qui vont porter allégeance pourraient peut-être devenir des sultans », note, quant à lui, M. Caillet.

L'État islamique apparaît donc comme une notion schizophrène dans le sens où elle cherche à appartenir à deux époques en n'ayant de sens défini dans aucune des deux. Elle semble toutefois devoir être analysée dans la continuité historique, en prenant en compte les nombreuses nuances, de la création d'État sur des bases religieuses comme l'Iran. En effet, dans le cas irakien, l'État islamique semble s'apparenter à une terre promise pour les jihadistes, refuge multinational pour les extrémistes sunnites sur la base d'une rhétorique religieuse.


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