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Nos Lecteurs ont la Parole - Dina GERMANOS BESSON

Dans un contexte de déliquescence du lien social et de délabrement culturel...

Au Liban, depuis quelques années, domine le capitalisme sauvage : Beyrouth est toujours en chantier, avec quelques immeubles dégradés, restes et remparts disloqués. Un peu partout se dressent des haies d'affiches politiques où semble régner perpétuellement la menace d'une guerre imminente : barbelés, terrains vagues, ou encore graffitis et dictons perçus comme porteurs de nouvelles espérances. Le discours (terme qui désigne chez Lacan la modalité de lien social en vigueur) capitaliste semble donner ici à voir son noyau caché, sa face obscène : un monde d'où l'homme – ou du moins sa part subjective qui ne se laisse pas absorber dans des données comptables ou utilitaristes – est expulsé au profit de l'objet dont chacun est tenu de jouir. Les rues de Beyrouth sont des nuages vaporeux noyés dans un halo où se dissolvent les contours du monde. L'on assiste à un envahissement par les choses, lesquelles, comme libérées de tout ordre symbolique, tendent à s'éparpiller en une série de variations sur des thèmes obsédants : il y a là quelque chose du cauchemar décrit par le Nouveau Roman, soudain « présentifié » dans la réalité.
Le développement du néolibéralisme, reposant sur une fabrication sans cesse croissante de gadgets, enlise les sujets dans un univers autonome où le flux des marchandises, une fois celles-ci « déterritorialisées » (Deleuze et Guattari, L'anti-Œdipe, 1972), c'est-à-dire émancipées de toute limite, est devenu incontrôlable. Le capitalisme déchaîné et sans loi s'incarne parfaitement dans le matraquage publicitaire : il s'étale dans l'omniprésence de l'affiche où s'exhibent des formules qui (comme dans toute langue inféodée à l'idéologie) « visent sans scrupule l'imposture et l'engourdissement des esprits » (Klemperer, La langue du Troisième Reich, 1947) – ce qui donne au final un paysage désolant, une véritable contre-utopie, esthétiquement proche du Brazil de Terry Gilliam. La stratégie publicitaire y est basée sur la répétition systématique et outrancière du même message : la même affiche se répète à l'infini tout au long des autoroutes. L'on s'y sent pris dans un labyrinthe pictural, emporté dans un tourbillon vertigineux d'images interchangeables. De même, à cause de la chirurgie esthétique qui vise à augmenter la valeur marchande, en renforçant la brillance phallique et des règles impitoyables de la mode, acclamées par la société, la féminité devient vulgaire (commune), se fondant dans le collectif. Son essence n'est plus singulière, mais s'ajuste désormais à la norme phallique, basculant dans un consumérisme de masse. La chosification de l'être humain et l'arraisonnement de son fonctionnement pulsionnel par l'impératif de consommation y sont à leur comble : voilà, en quelques mots, les conséquences du rejet du « renoncement pulsionnel », pourtant indispensable à l'édification d'une culture, nous dit Freud.
Dans cet univers où l'objet et la pulsion règnent en maîtres, de nouveaux langages s'érigent, dont la base arabo-franco-anglais annonce la globalisation : caractérisés par leur dimension utilitariste, presque technique (le mot, prétendant désigner directement l'objet, y perd sa dimension signifiante pour se faire signe), ils confèrent à l'objet un « être-là » qui lui ôte un « être quelque chose » (Barthes, Essais critiques, 1981). Ce n'est en tout cas vraisemblablement plus un sujet du désir, mais bien un consommateur « ouvert à tous les flux marchands » (Dufour, L'art de réduire les têtes, 2003) qui s'exprime par cette langue réduite à une chamarrure de signes où résonnent les échos des désordres du monde extérieur. L'un des mots les plus usuels dans le parler libanais aujourd'hui est le mot « fabrek », un mot français libanisé, qui renvoie à la mètis des Grecs, cette forme d'intelligence pratique emportant l'idée d'une débrouillardise qui ne renâcle pas à feindre et à tromper.
De même, c'est le « cynique moderne » qui tient la première place, se substituant au « cynique de l'Antiquité ». Selon J. P. Jouary et A. Spire (Servitude et grandeur du cynisme, 1997), aujourd'hui, l'insolence, dénuée d'engagement philosophique, l'emporte sur le cynisme d'Antisthène et de Diogène. En ce monde, règnent le capitaliste, un « Diogène sans lanterne », pour reprendre l'expression sarcastique de Voltaire, et le consommateur : des individus prêts à tout pour défendre leurs intérêts et leur jouissance égoïstes.
Ne voit-on pas ici, dans cette décomposition de la langue, dans l'apparition de ce cynisme délesté de toute prise de position philosophique mais enraciné dans la modalité de lien social qui prévaut aussi bien dans l'univers du marché libéral que le « poker menteur » (où, pris dans une logique de survie, chacun doit coûte que coûte défendre ses intérêts égoïstes quitte à ruser et à mentir), l'ampleur des effets de dissolution produits par le capitalisme au cœur du lien social ? La menace n'est-elle pas la pure et simple agonie d'une culture ?

Dina GERMANOS BESSON

Au Liban, depuis quelques années, domine le capitalisme sauvage : Beyrouth est toujours en chantier, avec quelques immeubles dégradés, restes et remparts disloqués. Un peu partout se dressent des haies d'affiches politiques où semble régner perpétuellement la menace d'une guerre imminente : barbelés, terrains vagues, ou encore graffitis et dictons perçus comme porteurs de nouvelles...

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