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Liban - Mémoire

Beit Beirut figé... comme Pompeï

L'histoire a besoin de lieux physiques et c'est Beit Beirut qui offre le cinglant retour aux années de conflit (1975-1990). Mutilé jusqu'au moellon, porté par des prothèses apparentes, le bâtiment martyr exhibe ses reliques...

Unique monument de la mémoire de la guerre et de l'œuvre architecturale elle-même, l'immeuble Barakat baptisé Beit Beirut ouvrira ses portes au printemps 2015. Les lourdeurs administratives ont reporté son inauguration à plusieurs dates. Mais ça y est, le chantier progresse. Sous les bistouris de l'architecte Youssef Haïdar se dessine une épave figée comme dans un Pompéi libanais où se superposent les vestiges de l'architecture néo-ottomane de Youssef Aftimos, l'Art déco et les colonnes rococo de Fouad Kozah, les graffitis et les « bunkers » des francs-tireurs qui ont réquisitionné le bâtiment durant la guerre civile. Impressionnant !

 

Les prothèses du rescapé
« L'édifice a été conservé en l'état, presque momifié dans son intégralité avec ses blessures, ses balafres et les traces de son passé », affirme d'emblée Youssef Haïdar. « Nous avons pris soin, dans la mesure du possible, de ne rien effacer ; même ce petit lavabo criblé de balles, installé dans un coin d'une salle à manger, a été préservé. » L'architecte explique que « le bâtiment a été quasiment traité comme un être vivant au visage tailladé ayant perdu une jambe, ou qui n'a plus que des moignons et dont on a tenté de réparer les handicaps. On a soigné les blessures (impact des balles) en pratiquant des injections de ciment pour endiguer la détérioration, mais les cicatrices restent visibles. On a compensé la perte d'un membre, en l'occurrence ici les colonnes gangrénées ou les murs porteurs désagrégés, par la pose de prothèses partielles ou totales, en acier. Et celles-ci sont nettement apparentes. L'élément rajouté n'a pas été camouflé. C'est la démarche suivie dans notre projet architectural, dont l'objectif était de préserver le lieu tout en consolidant ses structures pour lui permettre de rester solidement ancré au sol, et de répondre au nouvel usage du bâtiment en tant que musée et centre culturel. Tout cela a été évidemment effectué dans le respect des normes de sécurité. On peut dire que le travail entrepris dans cette logique a été une vraie opération chirurgie ».
Youssef Haïdar signale d'autre part que « le but de l'opération n'est pas d'exhiber un monument aux morts. Nous travaillons comme les archéologues pour exhumer un bâtiment multicouche, effeuillant les pages de son histoire : celle de l'architecture et de ses différents langages ; de la milice qui a réquisitionné les lieux ; des familles qui y ont vécu et ce à travers les objets, les photos, les cahiers et les carnets découverts dans les greniers des appartements. En plus, 500 négatifs grand format, qui racontent la vie du quartier, la ville de Beyrouth, les baptêmes, les voyages, ont été trouvés au rez-de-chaussée dans la boutique du photographe Mario qui avait tout laissé en plan pour fuir. L'ensemble constitue une partie de la collection qui sera exposée au premier étage et mise à la disposition des chercheurs et artistes », ajoute l'architecte, faisant observer que « la disparition d'une de ces pages de l'histoire serait équivalente à une amnésie, c'est-à-dire à une prescription de l'oubli ».

 

(Pour mémoire : Les secrets de la Maison jaune de Sodeco)

 

Espace pionnier pour la mémoire
Ici la mémoire de la guerre est très vive, quasi hallucinatoire, elle saisit qui s'y promène, car elle laisse voir toute l'étendue des dégâts. Un bâtiment mutilé. Un théâtre de guerre auquel on accède par des escaliers de service construits pour le chantier. « Sans doute craignant une infiltration de l'adversaire, et voulant protéger leurs arrières, les miliciens ont démoli les deux cages d'escaliers d'origine qui reliaient les différents étages, gardant tout juste un passage labyrinthique pour leur fuite. »
Partout sous les yeux des pans de murs arrachés par des explosifs, qui au passage ont soufflé toutes les fenêtres, « qui seront remplacées par des vitres fonctionnelles et au cadre neutre », indique Youssef Haïdar.
Des colonnes, colosses estropiés dressés dans le vide, exposent leurs prothèses en acier. Audacieuses, les arcades ont tenu bon à la guerre et à l'usure du temps.
Ici et là, une frise sculptée ; des fragments de corbeau qui portait autrefois une rangée de consoles, et des morceaux de peinture murale datant du début du siècle passé offrent leur dessin de grappe de vigne.
Les planchers nus attendent leur revêtement de carrelage, dont « une partie préservée a été démontée pour être restaurée. Les éléments manquants seront remplacés d'une couche de béton, comme dans une mosaïque ».
Le visiteur pourra même s'amuser à inventorier les traces de projectiles qui tatouent les espaces, ou à décrypter le délire saugrenu des graffitis célébrant l'enfer (al-Jahim) et la brigade de la mort (Mounazamat al-Maout).

 

(Pour mémoire : La vie heureuse dans la Maison jaune de Sodeco)

 

L'antre meurtrier
Mais toute la force du lieu – ou est-ce le génie du lieu ? – réside au premier étage, surnommé le Mémorial, où deux postes de tir offrent une vue panoramique sur le carrefour de Sodeco, un des points chauds qui marqua la division entre l'ouest et l'est de la capitale. L'un d'eux décline une sorte de boîte de béton construite au sein d'une salle de bains surmontée d'un grenier, lui aussi, saturé de béton. Les interstices sont camouflés par un coffrage de portes. Tel un bunker, l'antre des francs-tireurs était superprotégé. La preuve ? Il n'y a aucune trace d'impact de balles sur les murs.
Youssef Haïdar signale une autre barricade dont les sacs de sable ont été fragilisés par l'usure du temps et qui seront « a priori amidonnés pour arrêter leur dégradation ».
À cet étage, où surgissent tous les fantômes et les monstres, l'architecte envisage un éclairage discret, « une lumière très fine au niveau du sol qui viendra brosser les murs. Une simple ampoule au plafond éclairera les bunkers, car je voudrais qu'en y pénétrant, le visiteur ait l'impression de franchir un interdit ».

 

Plate-forme pour les artistes
L'architecte s'est permis un peu plus de liberté dans l'aménagement du troisième niveau, qui sera essentiellement un plateau ouvert aux expositions temporaires. « On a donc désenclavé les lieux pour assurer le meilleur espace (très versatile et très flexible) à ce genre de manifestation. Le toit qui était dans un état de délabrement absolu, a été démonté et surélevé légèrement pour gagner des éclairages zénithaux. » Plus bas, au rez-de-chaussée – où s'installent une bibliothèque, une boutique et une salle de projection ou de conférence d'une capacité de 50 places –, le grand hall servira également de cimaises.

 

(Pour mémoire : La Maison jaune de Sodeco, paradis des snipers)

 

Projection vidéo pour façades
« Le traitement des façades suit exactement le même principe adopté pour l'ensemble du projet, c'est-à-dire : préservation des impacts, arrêt de la détérioration et prothèses métalliques remplaçant les parties manquantes quand c'est nécessaire », souligne l'architecte. Les façades seront animées au moyen d'un système de projection vidéo permettant à des artistes de signer le scénario d'un court métrage et de véhiculer images, textes et messages. Cette solution de lumière interactive fera participer activement les personnes et l'environnement...

 

(Pour mémoire : L'avenir de la Maison jaune de Sodeco)

 

Une annexe de 2 500 m²
Située sur la rue Monnot, l'annexe de Beit Beirut a été conçue dans « un langage résolument contemporain ». D'une superficie totale de 2 500 m², le nouveau bâtiment en verre, acier et béton comporte dix étages dont six en sous-sols. Le premier sous-sol est consacré à un auditorium de 250 places ; les cinq autres, dévolus aux archives, sont dotés de tous les équipements techniques nécessaires pour assurer une protection et une conservation satisfaisantes des collections et des objets.
Quant aux étages supérieurs, ils sont réservés à l'administration, à un observatoire urbain et aux ateliers pédagogiques. Car Beit Beirut est « un espace d'action culturelle avec des conférences et des débats autour des thèmes thématiques liés à la mémoire, au patrimoine, à l'actualité et à la création. Des ateliers destinés à tous les publics permettront à partir de cette base historique et mémorielle d'imaginer la ville de demain et son évolution ».
L'annexe propose aussi un restaurant qui sera situé au dernier étage. Enfin, une grande rampe d'escalier desservira, à travers une promenade architecturale l'ensemble des deux bâtiments, l'ancien et le nouveau.
De l'autre côté de la rue de Damas, un terrain de 600 m², actuellement en cours d'expropriation, accueillera en sous-sol un parking et un jardin public au rez-de-chaussée.

 

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