C’est, avant tout, l’histoire d’une maison. Une des ces vieilles bâtisses beyrouthines à deux ou trois étages, à l’architecture typique dans son mélange entre le colonial et l’ottoman. Ces maisons si belles à en pleurer, dans leur décrépitude, leur abandon, avec leur parfum de poussière enivrant. C’est d’ailleurs par l’olfactif que Tom Young en est tombé amoureux. Un soir, alors que ses pas le ramenaient à son refuge de Gemmayzé, des effluves de jasmin lui font tourner la tête. Derrière un buisson, il distingue, dans le noir, la silhouette d’une bâtisse. Et une pancarte signalant «À louer». «Le lendemain, je compose le numéro et tombe sur le propriétaire, se souvient-il. L’idée de consacrer cet espace délabré à l’art lui plaît tout de suite», se souvient l’artiste british installé à Beyrouth. Aujourd’hui, six mois plus tard, «Villa Paradiso» accueille ses premiers visiteurs pour une exposition de toiles de Tom Young intitulée «Carrousel». Soixante œuvres réparties dans les différentes salles dont la rénovation reste en cours. «Je tenais absolument à exposer dans un lieu pareil, chargé de mémoire, qui garde l’empreinte du temps et des personnes qui y ont habité un jour», affirme l’artiste.
«Villa Paradiso» fut un jour la résidence des Baloumian, une famille ayant fui le génocide arménien. «D’après les affaires personnelles, les habits dans les armoires et l’état des lieux, nous avons déduit que cette famille a dû quitter Beyrouth en hâte, sans doute lorsque les combats des années 70 se sont intensifiés», poursuit Young. Ayant une formation d’architecte, le jeune peintre a suivi la rénovation de la demeure dirigée par le fils du propriétaire des lieux, Rémi Feghali, également architecte. Young a par ailleurs mis la main à la pâte durant le chantier puisqu’il a planté son chevalet dans l’une des chambres. De nombreuses œuvres sont ainsi directement inspirées des lieux, de ce que cette maison lui a soufflé à l’oreille durant les longues heures qu’il passait à inspecter, toucher, dépoussiérer...
Un voyage dans le temps, mais aussi dans l’histoire. Celle d’une famille d’abord, dont le patriarche, Mardiros Baloumian, aurait bâti un business important à Beyrouth. D’une maison, ensuite, qui a gardé sur ses murs les cicatrices des différentes étapes de sa vie, entre ses habitants de jadis et les passages divers des miliciens ou autres vagabonds. Et, aussi, d’un artiste, qui expose ici des pans de sa vie à lui, à travers des toiles gorgées de symbolismes.
À commencer par le nom donné à la villa, en référence bien sûr au chef-d’œuvre cinématographique de Guiseppe Tornatore, Cinema Paradiso, qui explore l’histoire d’une salle de cinéma italien depuis l’âge d’or jusqu’à sa fermeture. À «Villa Paradiso», on l’aura compris, c’est du faste de Beyrouth et ses beaux restes dont il est question.
"Carousel", un film de Jackson Allers et Tony Khoury, posté par Tom Young sur YouTube.
Cette exposition joue aussi sur la nostalgie, car l’histoire de cette maison épouse aussi celle d’un pays. «Elle remue un trop-plein de souvenirs, par rapport à une époque, un train de vie faste (celui des Baloumian) puis illustre le déclin, la cassure, la brisure», note Tom Young. La peinture «Carrousel» en est la parfaite illustration: un beau manège d’antan, doré et brillant, poursuit sa circonvolution au milieu d’un anarchisme urbain morbide et grisâtre. Certains y verront ici le cercle doré des happy few qui poursuivent leur train de vie huppé au milieu d’un Beyrouth schizophrène. À signaler ici que «Carrousel» était le nom de l’enseigne tenue par le fils Baloumian, un bon viveur, comme en témoignent les photos et les invitations laissées dans sa villa. Les thèmes de la mémoire, de l’absence, de l’histoire, des racines, de l’amour, de la liberté, de la lutte et des blessures se dégagent des toiles exposées ici, dont certaines se marient harmonieusement avec les murs écorchés de la Villa Paradiso qui possède indubitablement un air de paradis perdu.
La vie et les accomplissements de Mardiros Baloumian ainsi que ceux de Blosse Lynch (un politicien anglais d’origine arménienne, auteur d’un ouvrage historique sur l’Arménie, également photographe ayant immortalisé les derniers jours avant le massacre) feront l’objet d’une conférence donnée par Christopher Young, qui n’est autre que le père de Tom. Juge britannique à la retraite, converti aux études historiques, il a entrepris des recherches (et de nombreux voyages) sur l’Anatolie et le Yerevan. Le jeudi 13 juin, de 19h30 à 21h30. À signaler la présence d’un invité spécial, celle de Raffi Wartanian (arrière-petit-fils de Mardiros Baloumian), interprétant des morceaux de musique arménienne sur oud ainsi que de la musique contemporaine sur guitare. Une vidéo réalisée par Jackson Allers et Tony H. Khoury sera également projetée.