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Culture - Rencontre

L’homme qui regardait la nuit, ou le roman d’une rédemption

Il fallait oser prendre un nouveau départ. Comme son héros, médecin renommé, qui plaque tout au faîte de sa gloire et s’exile sur une île grecque. Gilbert Sinoué, auteur de grandes sagas historiques qui sont autant de best-sellers et de classiques, a choisi de tourner une page de sa (brillante) carrière de romancier pour en écrire une autre, plus personnelle.

Gilbert Sinoué : « Je suis chez moi partout. »

L’Homme qui regardait la nuit (éd. Flammarion), c’est lui ou son double. Français né au Caire, d’ascendance libano-syrienne, avec une grand-mère grecque, Gilbert Sinoué, comme le docteur Théophane Debbané, est à la croisée des chemins et des cultures, mais aussi de son destin. Lui aussi a besoin de s’arrêter pour faire le point, renouer le dialogue avec lui-même. Mais si le médecin cache (et fuit) un terrible secret et doit sa rédemption à une rencontre avec Antonia, jeune femme de 26 ans, paralysée dès son jeune âge à la suite d’une poliomyélite, le romancier, lui, a vécu son aventure littéraire comme «une grande libération», et son écriture a revêtu un aspect jubilatoire.
«C’est un livre qui m’est très cher et où j’ai mis sûrement plus de moi que dans mes romans précédents, explique Sinoué. Avec Théophane, c’est une autre vie qui s’ouvre. Sur le plan du style, j’use d’une liberté de ton et de dialogue que je ne pouvais pas employer auparavant. Quand on écrit un roman historique, on est enchaîné à l’histoire, il faut être dans les rails. Maintenant, je suis libéré des contraintes de forme et de fond. C’est une sensation de puissance extraordinaire que de pouvoir se déplacer sans restrictions, ne pas se poser de questions, faire venir un cheval à Patmos, comme je l’ai fait dans mon roman... C’est un vent de liberté qui souffle.»
Nul, autant que Gilbert Sinoué, n’a consacré tant d’ouvrages à narrer les convulsions historiques de son Levant natal. Puis «un jour, je n’ai plus eu envie de faire parler les morts. J’ai donné tout ce que j’avais en racontant l’Orient».
Débarrassé de ce lieu des origines, Gilbert Sinoué ? Pas vraiment. «Certes, l’Orient est encore là dans mon dernier livre, mais c’est une histoire très proche de la mienne, et non plus un roman historique.»

Gilbert Kassab
Son histoire à lui? Celle d’un éternel exilé, dans son pays d’adoption et de culture, la France, comme en Égypte, le pays de son enfance, ou au Liban, le pays de ses origines. De son vrai nom, Gilbert Kassab, il a choisi Sinoué par fidélité à cette Égypte des années 50 «où, marchant dans les rues, l’on entendait parler grec, turc, italien, dans un brassage culturel permanent». C’était «un Orient d’extrême tolérance, où moi, de famille catholique, je côtoyais juifs et musulmans dans ce qui ressemblait alors à Cordoue et la Grenade du XVe siècle». Puis à 10-12 ans, c’est l’arrachement: Gilbert est obligé de quitter Le Caire avec ses parents, à la suite de «l’attaque imbécile» lancée par les Israéliens, les Français et les Anglais en 1956, contre l’Égypte de Nasser, et les nationalisations qui ont suivi. «Dès que l’Occident intervient en Orient, c’est une catastrophe», commente celui qui a connu dès lors le destin d’un chrétien d’Orient exilé. Depuis, ce goût de paradis perdu ne l’a pas quitté, en dépit d’une vie foisonnante.
Parolier, dialoguiste, il compose des chansonnettes pour ses compatriotes Dalida, Claude François, mais aussi Isabelle Aubray, Marie Laforêt, Sheila, François Valéry. Jusqu’au jour où il décide de réaliser son rêve: être écrivain. «Dans la vie, il faut apprendre à changer de route à un certain moment», dit-il.

Les « khawagas »...
Si la reconnaissance et la célébrité sont au rendez-vous, le mal des origines est toujours là. Élevé chez les jésuites, avec le Lagarde et Michard en guise de bible, Gilbert Sinoué parle du drame de son héros, qui est aussi le sien: «On arrive en France, on pense être chez soi, bien intégré, puis on devient un grand écrivain (ou un grand chirurgien, dans le cas de Théophane), mais tout cela n’est pas vrai.»
Intégré: le mot est lâché. «Bien sûr qu’il faut s’intégrer, mais ce mot me fait peur car je me demande à quel moment on ne se désintègre pas en voulant devenir l’autre.»
Le romancier décide alors de se poser les vraies questions. «Où que j’aille, je suis out of place, un étranger. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était pas une souffrance, j’ai voulu jouer la comédie, confie-t-il. En fait, on trimballe un mal dans les racines. En France, je suis l’Égyptien ou le Libanais de service; en Égypte, on me demande d’où je viens, et cela me ramène à mon adolescence, à l’époque où mon père et mon grand-père étaient considérés comme des khawagas, des messieurs (ils avaient fui les massacres de 1860 au Liban et en Syrie), donc pas tout à fait égyptiens. Je suis tout simplement dans un état culturellement schizophrénique. Étonnamment, c’est à un âge avancé, quand on a tout réussi, que ce sentiment revient en force, poursuit-il. Or à partir du moment où tu acceptes de reconnaître ta douleur, ça va beaucoup mieux. Je ne veux plus tricher : oui ça me manque, oui je ne me sens plus nulle part chez moi. Je suis chez moi partout.»

Un reclus volontaire
Un citoyen du monde, en somme, riche de sa dimension multiculturelle? «On dit ça pour panser les blessures. Oui, je suis bien partout, mais j’ai vécu une césarienne, on m’a arraché, à un moment donné, de cette région du monde, cet Orient cosmopolite, avec ses poètes, ses musiciens, l’immense Cavafi grec, Moustaki, etc...».
Exil et déracinement sont donc le lot du héros et de son auteur. Mais une autre thématique, puissante, sous-tend également le dernier roman de Gilbert Sinoué. Théophane Debbané est ce mandarin infatué, aveuglé par la réussite et coupé de la réalité, comme le sont nombre de personnes arrivées au sommet. Face à un événement dramatique (que sa propre vanité a déclenché), il devient un reclus volontaire sur une île, n’attendant plus rien de la vie. C’est alors qu’a lieu la rencontre avec la jeune Antonia, révoltée et meurtrie par l’injustice qui frappe son corps. Entre ces deux écorchés vifs, c’est l’histoire d’un nouveau départ, une reconstruction par le partage de la souffrance et l’ouverture à l’autre.
«Quelqu’un qui souffre n’est pas nécessairement guéri par une personne en bonne santé, précise Sinoué. On a souvent vu des hommes et des femmes, blessés dans leur chair ou leur âme, partir en Afrique ou ailleurs, couper les ponts et se consacrer aux autres. Se frotter à la douleur des autres permet souvent de guérir notre propre douleur.»
Voici donc un roman sur le salut qui passe par l’autre. L’amour est forcément au bout du chemin, et l’homme qui regardait la nuit, au seuil d’une aube nouvelle.
L’Homme qui regardait la nuit (éd. Flammarion), c’est lui ou son double. Français né au Caire, d’ascendance libano-syrienne, avec une grand-mère grecque, Gilbert Sinoué, comme le docteur Théophane Debbané, est à la croisée des chemins et des cultures, mais aussi de son destin. Lui aussi a besoin de s’arrêter pour faire le point, renouer le dialogue avec lui-même. Mais si le...

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