Javier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN et haut représentant de l’UE pour la Politique étrangère et la Politique de sécurité, est professeur en politique étrangère à l’Institution Brookings et président de l’Esade Centre pour l’économie globale et la géopolitique.
Il restera toujours un certain degré de coopération intra-européenne, même dans le pire des scénarios. Mais on voit mal comment l’Union européenne telle que nous la connaissons pourrait survivre à une désintégration, ne serait-ce que partielle, de la zone euro.
Ceux qui prétendent que certains pays dans la périphérie de la zone euro devraient prendre des « vacances » de l’euro sous-estiment à la fois les répercussions politiques et économiques d’une telle démarche. Si deux ou trois pays devaient quitter l’Union, la sensation d’échec, la perte de confiance et l’impact sur les populations auraient des répercussions sur l’ensemble de la zone.
L’effet de rétroaction négatif entre la faiblesse de nombreuses banques et les doutes sur la dette souveraine des pays périphériques est un des principaux problèmes. Dettes souveraines et crises bancaires sont même encore plus étroitement liées puisque les banques ont acheté des montants plus importants de la dette souveraine de leur propre pays.
Cela dit, les disparités de l’Europe en matière de coûts de production et de compétitivité, qu’incarnent les substantiels déficits de compte courant des pays « à problèmes », pourraient être un défi encre plus difficile à surmonter. Les coûts unitaires du travail en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Italie ont augmenté 20 à 30 % plus rapidement qu’en Allemagne durant les dix premières années de l’euro, et sensiblement plus rapidement que les coûts du travail dans l’ensemble de l’Europe du Nord.
Cette disparité reflétait certaines différences dans la progression de la productivité mais surtout dans celle de la courbe des salaires. Plus généralement, les flux de capitaux entrants ont entraîné une réévaluation réelle et infléchi le taux de l’épargne des particuliers par rapport à l’investissement dans les pays du sud, provoquant des déficits structurels de compte courant. En Grèce, cette tendance a été accompagnée et exacerbée par la lourdeur des déficits budgétaires. En Espagne, la contrepartie du déficit de compte courant était les emprunts du secteur privé.
La crise de la zone euro ne se résoudra pas tant que le déséquilibre interne ne sera pas ramené à un niveau soutenable, ce qui requiert un ajustement budgétaire dans les économies périphériques en difficulté, mais aussi un ajustement des balances des paiements de l’ensemble de la zone euro ; ce qui, en retour, implique la nécessité d’un ajustement du taux de change réel au sein de la zone euro, avec des coûts de production des pays périphériques en baisse par rapport à ceux des principaux pays.
Les ajustements du taux de change réel au sein d’une union monétaire, ou entre pays dont le taux de change est fixe, peuvent se faire par le biais d’écarts d’inflation. La valeur réelle du renminbi chinois, par exemple, s’est considérablement appréciée par rapport au dollar américain, malgré des évolutions limitées du taux change nominal, parce que les prix intérieurs chinois ont augmenté plus rapidement que les prix aux États-Unis.
Un tel ajustement au sein de la zone euro, en supposant des performances de productivité similaires, impliquerait une augmentation plus lente des salaires dans les pays périphériques en difficulté qu’en Allemagne, et ce pendant un certain nombre d’années, ce qui relancerait leur compétitivité. Mais parce que l’Allemagne et les autres États excédentaires du nord restent fermes sur la stabilité des prix, un ajustement du taux de change réel au sein de la zone euro implique une déflation des prix et des salaires dans les économies du sud en difficulté.
Cette pression sur les pays périphériques pour qu’ils opèrent une déflation de leurs économies déjà stagnantes est en train de devenir le plus gros défi de la zone euro. Les provisions de liquidités de la BCE peuvent permettre de gagner un peu de temps, mais seul un ajustement réel peut résoudre ce problème.
Cela pourrait être possible avec une moindre contraction des salaires et des revenus réels si la productivité dans les économies périphériques devait augmenter de manière réellement plus significative que celle des principaux pays, ce qui permettrait une baisse des prix sans diminution des salaires. Mais, alors que les réformes structurelles pourraient sans aucun doute entraîner à terme un renforcement de la productivité, il est peu probable que cela survienne dans un environnement dans lequel le crédit est sérieusement restreint, l’investissement s’essouffle, et de nombreux jeunes gens compétents émigrent.
Une déflation des prix n’est pas le meilleur moyen d’amener le genre d’évolution des prix relatifs qui serait à même d’accélérer la réaffectation des ressources dans les pays en difficulté et d’augmenter la productivité dans son ensemble. Il est plus aisé de modifier les prix relatifs lorsque l’inflation est modeste que lorsqu’une baisse des prix nominaux est requise. Il est indéniable que les pays en difficulté doivent renforcer leur productivité ; mais ce sera plus difficile dans les circonstances actuelles d’austérité extrême et de déflation, surtout dans un climat de conflits sociaux latents, ou déclarés.
Ces ajustements économiques pourraient être opérés bien plus simplement si l’ensemble de la zone euro adoptait une politique plus expansionniste. Si le taux d’inflation cible pour la zone euro devait être temporairement fixé, disons à 3,5 %, et si les pays dont le compte courant est excédentaire se fixaient un taux d’inflation légèrement supérieur à celui de la zone euro, il pourrait y avoir un ajustement des prix réels au sein de la zone euro sans pour autant constater de déflation des prix dans les pays en difficulté. Il semblerait que l’Allemagne soit enfin prête à accepter une progression plus rapide des salaires ainsi qu’une inflation un peu plus forte chez elle.
Ceci pourrait et devrait être accompagné d’une dépréciation de l’euro, même si cela ne constituerait pas la panacée. Les forts niveaux d’endettements publics devront malgré tout être réduits afin de donner un peu de souplesse budgétaire et maintenir les taux d’intérêt suffisamment bas pour restaurer la confiance. Ce qui signifie qu’il faut encore appliquer des réformes structurelles courageuses dans les pays périphériques – et même dans l’ensemble de l’Europe.
De même, la zone euro devra malgré tout renforcer ses pare-feux, ainsi que ces mécanismes de coopération. Mais une inflation temporairement légèrement plus forte faciliterait le processus d’ajustement et donnerait aux réformes une chance de fonctionner.
La déflation est rarement associée à optimisme en l’avenir. Mais faire porter l’intégralité du fardeau des ajustements sur les pays dont les comptes courants sont déficitaires, tandis que les pays principaux continuent d’entretenir des excédents, dessert le processus d’ajustement.
Le taux d’inflation cible de la zone euro n’est pas un nombre magique, et il est irrationnel de le laisser déterminer l’ensemble du cadre macroéconomique. Si plus bas est toujours mieux, pourquoi ne pas fixer l’objectif à 1 % ou même à zéro ? En fait, il y a des moments où 3-4 % est mieux que 2 %. Et l’Europe en est là.
© Project Syndicate/Europe’s World, 2012.
Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats