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À La Une - Conférence

Le nouveau président égyptien sera confronté à d’énormes défis politiques, sociaux et économiques

Un débat, organisé par le Carnegie Middle East Center à Beyrouth, fait le point sur la position de l’armée, des Frères musulmans et de la société afin d’édifier un nouvel État viable et démocratique.

Le 25 janvier 2011 débutait ce qui devait marquer une nouvelle ère dans l’histoire récente de l’Égypte, la « révolution du Nil ». Le 11 février de la même année, l’armée – pour éviter un bain de sang plus grave encore (800 morts et des milliers de blessés en 17 jours) – montrait la porte de sortie au président Hosni Moubarak, qui lui remettait le pouvoir après trente ans d’omnipotence. Seize mois plus tard, l’Égypte est toujours secouée par un processus de transition qui a du mal à trouver ses marques. De plus, le pays est confronté à de grands défis politiques, économiques et sociaaux. Ces défis – avec lesquels devra jongler le futur chef de l’État égyptien – ont été le sujet d’un débat organisé le vendredi 22 juin par le Carnegie Middle East Center à Beyrouth, à la veille de l’annonce des résultats de la présidentielle qui était initialement prévue le jeudi 21 juin.


Après le mot d’introduction du modérateur Yezid Sayigh (associé senior au Carnegie Middle East Center), Tewfik Aclimandos (associé à la recherche au département d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France) est entré dans le vif du sujet. Pour le chercheur, la société égyptienne – comme presque toute société – est divisée entre une bourgeoisie toute-puissante de la capitale, Le Caire en l’occurrence, et le reste du peuple. « Le nouveau Parlement (dissous) était dominé à 70 % par les islamistes, ce que la bourgeoisie cairote a refusé. Quand la bourgeoisie d’une capitale rejette un Parlement, cela pose problème », dit-il, expliquant que la bourgeoisie de toute capitale, par sa capacité à faire pression du fait de sa proximité géographique avec les institutions du pouvoir, peut influer plus intensément que d’autres sur des événements donnés.

Révolution des mentalités
« Le peuple égyptien est en état de révolution, une révolution des mentalités qui changent peu à peu. Dans toutes les classes de la société, les gens pensent qu’il faut saisir le moment, sinon il sera trop tard pour effectuer des réformes », a poursuivi l’analyste. Mais, précise-t-il, il y a des outils et des moyens pour faire les choses correctement, comme éradiquer le fort taux d’analphabétisme. « Le futur président égyptien a effectivement maints défis à relever. Une situation sociale difficile : 20 millions d’enfants errent dans les rues, un fort taux de chômage. Certaines classes sociales n’ont pas intérêt à changer les choses pour garder leurs privilèges. Les révolutionnaires, de ce fait, sont là pour rester. Ils ne baisseront pas les bras tant que des réformes n’auront pas été effectuées », ajoute M. Aclimandos.
Le chercheur devient plus nuancé concernant les réformes sécuritaires, car les Frères musulmans et le Conseil suprême des forces armées (CSFA) – au pouvoir – se disputent la sécurité du pays. Chacun veut présenter son projet. Beaucoup d’armes circulent en Égypte, souligne M. Aclimandos, reconnaissant un problème majeur à ce niveau. La police est, selon lui, prise entre deux feux : elle a, premièrement, perdu la guerre contre les Frères musulmans – son ennemi historique – et, deuxièmement, perdu le moral. Les officiers viennent souvent d’un milieu rural, où l’analphabétisme est répandu. « Ce qui pose un problème pour la réforme car, aux yeux des Frères musulmans, les officiers doivent être instruits et posséder un diplôme en droit. » Ceci signifierait un grand nombre de licenciements, alors que le CSFA cherche à protéger ses membres.

Un mauvais départ
Intervenant à son tour, Omar Ashour (directeur du Programme d’études du Moyen-Orient à l’Institut d’études arabes et islamiques de l’Université britannique d’Exeter) a souligné que la transition a mal commencé. Selon lui, le CSFA défend bec et ongles le complexe militaro-industriel, une priorité qui n’en est pas une. Pour l’analyste, l’armée veut garder le statu quo et le contrôle du pays. « Une ambition classique », résume-t-il. M. Ashour relève parallèlement un manque de « leadership » au sein des révolutionnaires. « La révolution oscille de la demande de justice sociale à la défense d’idéologies opposées et le refus de l’autre, ce qui crée un chaos », dit-il. Le chercheur pointe du doigt les pouvoirs que s’est arrogés le CSFA et le report de l’annonce des résultats de la présidentielle. Il explique qu’il y a trois scénarios possibles pour sortir de la crise : le premier serait un scénario à l’algérienne (le pire) ; le deuxième, comme en 1982 en Espagne (où plusieurs facteurs entrent en jeu –, c’est le meilleur scénario à ses yeux) ; enfin, le troisième, un scénario à la façon Turquie de 1980. Mais avant toute chose, ajoute M. Ashour, « il est impératif que les Frères musulmans et les révolutionnaires démontrent au CSFA que le changement n’est pas menaçant pour lui ». Et de conclure : « Il ne peut y avoir de transition réussie sans approbation du peuple. »

Multiples étapes
Arrive le tour de la première femme à prendre la parole au cours du débat. Hala Mustafa est la fondatrice et rédactrice en chef de la revue Democracy Review d’al-Ahram. D’emblée, Mme Mustafa affirme : « Dans le monde arabe, nous traversons de multiples étapes de transition. Dire qu’il n’existe qu’une seule et unique étape est irréaliste. Le monde arabe a ses spécificités qui nécessitent ces étapes. »


« En Égypte, les dissensions ont augmenté au lieu de se réduire avec la révolution. Sans être pessimiste, je peux dire que pendant plus de 60 ans (pas seulement les 30 années de l’ère Moubarak), nous n’avons pas expérimenté de réelle vie démocratique. Et voilà que nous y sommes confrontés soudainement, sans véritable préparation », dit l’analyste. Elle poursuit : « Deux candidats revendiquent la victoire à la présidentielle. Mohammad Morsi et Ahmad Chafiq symbolisent deux négations, deux pôles opposés : l’ancien et le nouveau régime, l’islamisme et le non-islamisme ». Mme Mustafa relève qu’un « État démocratique est nécessairement laïc, il faut séparer la religion de la gouvernance. La religion a sa place particulière dans la société qui n’implique pas de gouverner ». En outre, il ne faut pas verser d’un excès à un autre, « d’une dictature au nom de l’État de droit à une dictature d’une autre nature, au nom de la religion ».


Selon elle, pour la première fois en Égypte, une véritable démocratie s’installe avec un réel débat entre les forces de l’obscurantisme et celles de l’avenir. Un débat sur qui est le représentant des révolutionnaires. Mais, dit Mme Mustafa, ni M. Morsi ne peut se revendiquer des révolutionnaires vu ses convictions religieuses, ni M. Chafiq se targuer du changement vu qu’il est une émanation de l’ère Moubarak. Toutefois, pour l’analyste, le futur président sera empreint de légalité au su des résultats de l’élection (de 50 à 51 % des voix et non pas 99 % comme par le passé). « Le temps de l’omnipotence est révolu, dit-elle. Le futur président aura des comptes à rendre et fera face à une véritable opposition. Il devra composer avec elle et trouver une coalition de force pour gouverner (y compris avec les militaires dont les pouvoirs politiques équilibrent ceux du chef de l’État). Il doit impérativement rebâtir le dialogue national, sinon il sera prisonnier du statu quo actuel et cela entraînera une nouvelle crise. » « Désormais, le président égyptien est un employé du peuple et sera jugé sur ses aptitudes à gouverner ; cela seul est un grand défi », ajoute Hala Mustafa.
Continuant sur sa lancée, elle souligne l’importance des relations entre les diverses institutions étatiques égyptiennes, dont les pouvoirs se croisent et les prérogatives s’entremêlent. Un autre défi pour le futur président qui aura à les réformer, selon l’analyste. Elle soulève également la question des services de sécurité, dont le rôle politique a exacerbé la colère des Égyptiens. « Ils ne doivent pas en avoir », estime-t-elle en finale.

Comédie politique
Prenant le contre-pied de sa collègue, Amr Shalakany, professeur associé de droit à l’Université américaine du Caire, affirme que l’extrapolation entre islamistes et non islamistes est superficielle. Elle représente un danger politique, selon lui. Pour M. Shalakany, MM. Morsi et Chafiq ne sont pas opposés et constituent les deux facettes d’une même pièce. Tous deux tiennent le même discours libéral et d’État de droit. Tous deux ont le même agenda, les mêmes intérêts : économiques. « Mohammad Morsi a un programme de droite, tout comme Ahmad Chafiq », assure le professeur, ajoutant que les deux hommes ne prennent pas en compte les identités religieuse et civile. L’analyste estime que les joutes politiques actuelles sont une comédie ; le futur président, dit-il, ignore encore ses prérogatives, et MM. Morsi et Chafiq sont d’accord pour s’unir afin de gouverner, même s’ils ne savent pas trop comment pour le moment.
D’autre part, M. Shalakany signale que la police n’a pas changé malgré un semblant de réforme et d’ouverture. « Elle ne peut pas continuer de la sorte », estime-t-il. Le danger, selon lui, serait que les islamistes prennent le contrôle total du ministère de l’Intérieur sous couvert d’épuration des membres de l’ancien régime. Il affirme en outre que l’appareil judiciaire est « infiltré » depuis l’époque de Nasser. Par conséquent, « il est loin d’être indépendant – même si les juges s’en targuent ».

L’économie, vecteur de la démocratie ?
Après une courte pause, la conférence reprend. Premier à intervenir, Samer Soliman (membre fondateur du Parti social démocratique égyptien et président de son comité politique) affirme que le futur chef de l’État devra répondre aux énormes attentes du peuple en matière sociale. « Il faut assurer des moyens financiers à l’État pour tenir les promesses. Il ne peut y avoir de croissance sans État fort ayant les moyens de ses dépenses », dit-il. Mais comment ? « Au cours des 20 années écoulées, l’économie a pâti de la corruption. Sous l’ère Moubarak, en dépit de riches ressources naturelles (mal ou non exploitées), les impôts et taxes ont connu une forte hausse pour combler les déficits. Toutefois, ce sont les pauvres qui ont payé, la classe aisée ayant fait fuir ses capitaux. D’où la colère et la révolution qui a suivi. Une loi sur les impôts fonciers a été annulée ; pourtant, elle aurait constitué une grande source de revenus. Les candidats à la présidentielle ont sciemment évité d’aborder le sujet sensible des impôts lors de la campagne électorale. Nonobstant, le futur président devra l’aborder tôt ou tard et, pour cela, il faudra réactiver l’entente nationale sans laquelle aucune réussite n’est possible », déclare M. Soliman. Il ajoute que le redressement économique peut créer un terrain propice à la diversité politique ainsi qu’à un dialogue national qui, eux, mèneront à la démocratie.


Pour son collègue Ibrahim Saif (associé senior au Carnegie Middle East Center), dans la situation présente, il n’y a pas moyen d’édicter une politique économique étant donné le marasme politique en soi. « Quiconque s’attaquera maintenant à l’armée et à ses privilèges, ainsi qu’à ses intérêts économiques, ira droit dans le mur. Il faut tout d’abord redonner aux institutions étatiques leur dimension réelle », analyse M. Saif. Selon lui, le CSFA retire des réserves en devises étrangères pour combler les déficits budgétaires et assurer les dépenses de l’État. Sur les 18 derniers mois, ajoute-t-il, la gouvernance économique a enfoncé le clou du déficit, créant un fort endettement. « Tout cela aboutira à un manque de confiance dans la livre égyptienne et au chaos social, dont les conséquences seront inimaginables »,
estime-t-il.

Moubarak mis au parfum islamiste
En dernier, c’est Zainab Abul-Magd qui s’adresse à l’audience. Elle est assistante-professeure en visite à l’Université américaine du Caire. Dans un flot empressé de paroles, Mme Abul-Magd s’est lancée dans une longue diatribe des privilèges économiques de l’armée. Elle assure que la « caisse noire » des militaires, qui ne paient ni impôts ni taxes, constitue un lourd fardeau et un manque à gagner énorme pour l’État. Les revenus de l’armée, dus à ses activités industrielles et financières (sans compter ses propriétés foncières), se chiffreraient en milliards de dollars.
Mme Abul-Magd explique également que la libéralisation économique incitée en 1992 par Hosni Moubarak a été un échec. La privatisation, dit-elle, a créé une classe minoritaire, privilégiée et corrompue, qui a accaparé toutes les richesses, laissant la majorité des Égyptiens pauvres et démunis. « Le néolibéralisme économique est la cause de la révolution », assure-t-elle, ajoutant : « MM. Morsi et Chafiq sont des néolibéralistes. Ils ont le même programme », rejoignant en cela l’avis de Amr Shalakany. « Mohammad Morsi, en accord avec les États-Unis, copie le modèle Moubarak en lui adjoignant un parfum islamiste. Il change les têtes dirigeantes, mais pas les comportements qui ont abouti à la catastrophe. Lui et Ahmad Chafiq conduiront le pays à la ruine, tout comme Moubarak avant eux », affirme l’analyste.


Enfin, ralliant encore une fois l’analyse de M. Shalakany, elle aussi parle de comédie politique. « M. Morsi appuie l’armée économiquement », en dépit des divergences politiques d’apparence et des menaces des Frères musulmans à l’encontre du CSFA, conclue Mme Abul-Magd, clôturant du même coup la conférence.

Le 25 janvier 2011 débutait ce qui devait marquer une nouvelle ère dans l’histoire récente de l’Égypte, la « révolution du Nil ». Le 11 février de la même année, l’armée – pour éviter un bain de sang plus grave encore (800 morts et des milliers de blessés en 17 jours) – montrait la porte de sortie au président Hosni Moubarak, qui lui remettait le pouvoir après trente...

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