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À La Une - Consécration

Amin Maalouf, « immortel », rend hommage au Liban, à la France et aux siens

Demain jeudi 14 juin 2012, Amin Maalouf sera officiellement reçu à l’Académie française, un an après y avoir été élu. Le célèbre écrivain, qui occupera le fauteuil n° 29 de Claude Lévi-Strauss, n’y pénétrera pas seul : c’est tout un peuple qui fera avec lui l’entrée dans le saint des saints des lettres françaises. Jamais académicien n’aura autant porté son pays d’origine jusque dans ce moment de consécration si personnel qu’il doit à son talent, et à son talent seul.

Amin Maalouf chez lui, dans son bureau.

La joie des Libanais, leur fierté seront immenses demain, comme elles le furent lors de l’annonce de son élection le 23 juin 2011. Il faut dire que les académiciens d’origine étrangère se comptent sur les doigts d’une main. Amin Maalouf est cependant bien plus qu’un écrivain du Liban. C’est une voix et une conscience de son temps. Ses «mots voyageurs», à l’instar des héros de ses romans (de Léon l’Africain au Périple de Baldassare) parlent de l’identité, du brassage des cultures, de l’émigration et de l’ouverture à l’autre, autant de thèmes abordés avec un sens de la formule devenue credo universel (ainsi en est-il des Identités meurtrières). Amin Maalouf, c’est aussi une écriture au chant profond, une plume inspirée, qui jette des ponts de sagesse et de savoir entre l’Orient et l’Occident.
Pour lui et pour son épouse Andrée, si présente et discrète à la fois, c’est la saison de la moisson. Une saison de grâces et d’allégresse partagée avec la famille spécialement venue du Liban, les amis, les confrères. Rejoindre «la vieille dame du quai Conti», comme on dénomme ce haut lieu de la langue française fondé par Richelieu, est pour un écrivain la gloire suprême, le couronnement de sa carrière. Cette période, Amin Maalouf la qualifie d’«intense»; il savoure pleinement chaque instant qui le rapproche de la date de réception, par le biais des festivités liées à l’événement. Dans son bureau encombré de livres et de dossiers, il arrête, l’espace d’un entretien, le tourbillon des préparatifs et se raconte avec la simplicité des grands qui est la sienne.

L’épée
«La principale chose pour moi est de préparer le discours qui doit traditionnellement être l’éloge à l’adresse du prédécesseur, confie-t-il. Je peux dire que j’ai passé l’essentiel de l’année écoulée à travailler sur Claude Lévi-Strauss.»
Il fallait s’occuper aussi du célèbre habit des académiciens, en drap bleu foncé ou noir brodé de rameaux d’olivier vert et or, d’où son nom d’habit vert. Il se marie avec le bicorne, la cape et l’épée. La poignée de l’épée porte en général les symboles représentant la vie et l’œuvre du futur académicien. Cette épée, emblème de sa personnalité, conçue le plus souvent par l’artiste joaillier Pascal Arthus Bertrand, lui est offerte par ses amis et admirateurs (Comité de l’épée). Quels sont donc les symboles choisis par Amin Maalouf pour figurer sur son épée?


«J’ai choisi de graver sur la lame de l’épée un vers de mon père en arabe, et les prénoms d’Andrée et de nos trois fils : Ruchdi, Tarek et Ziad, révèle Maalouf. Le vers est le début d’un poème écrit par mon père pour la fête des Mères: “Mon Dieu, je te demande en leurs noms... (“Rabbi, sa’altouka bismihinna”).» Sur le fourreau à l’extérieur, de part et d’autre de l’épée, sont gravés en médaillons un cèdre et une Marianne. «La garde de l’épée est une sculpture qui représente l’enlèvement d’Europe et, tout en haut, il y a une turquoise qui appartient à ma mère et symbolise sa présence. J’avais envie de rendre hommage aux personnes qui me sont les plus proches et puis aux liens que j’ai avec deux pays : la France et le Liban», ajoute-t-il.


Pourquoi l’enlèvement d’Europe? «Parce que c’est un symbole important pour moi. Zeus, qui, selon la légende, se déguise en taureau pour aller enlever une belle princesse phénicienne, quelque part entre Tyr et Sidon, sur la côte de l’actuel Liban, et cette princesse, Europe, qui donne son nom au continent, ce n’est pas anodin. Je pense qu’il fallait relever ce mythe. Et il y a la suite, le frère d’Europe, Cadmos, part à sa recherche et apporte l’alphabet avec lui. Ce mythe essentiel situe la relation entre l’Europe et le Levant, et la contribution de ce petit pays auquel nous appartenons à la civilisation universelle dans la transmission de l’alphabet.»

« J’assumerai mon
rôle d’académicien »
Devenir un «immortel», n’est-ce pas le rêve ultime? L’idée d’entrer dans ce cénacle composé de 40 membres élus par leurs pairs n’est venu que fort tard à son esprit, confie l’écrivain franco-libanais. «Quand j’ai publié Léon l’Africain, j’ai reçu une lettre très chaleureuse de (l’écrivain et académicien) Maurice Druon (qui aimait beaucoup le Liban), et je crois que cette lettre m’a laissé entrevoir, l’espace d’un instant, l’idée qu’un jour je pourrais peut-être appartenir à une institution comme l’Académie française. Je n’avais que 37 ans, ce n’est pas un âge où on peut être élu à l’Académie.»

 

Aujourd’hui, à 63 ans, cette élection apparaît comme un véritable aboutissement, mais «en même temps, je n’ai pas envie de considérer que c’est la fin de quelque chose», prend soin de préciser le romancier couronné. L’élection à l’Académie française implique un engagement moral, celui d’avoir un rôle de représentation, de participer à l’élaboration du dictionnaire, aux réunions hebdomadaires. «J’ai l’intention de participer pleinement aux activités de l’Académie et d’être actif. Mais j’ai aussi un certain nombre de romans en tête que j’ai envie d’écrire. Je voudrais concilier mes engagements à l’Académie avec une poursuite de mon activité d’écrivain, précise Amin Maalouf, dont le prochain ouvrage paraîtra à l’automne. Beaucoup d’académiciens ont une activité académique très importante et continuent d’écrire, comme Jean d’Ormesson, Jean-Christophe Ruffin...»


C’est d’ailleurs Jean-Christophe Ruffin, ambassadeur et écrivain, qui recevra le romancier franco-libanais, conformément à la tradition. «C’était le meilleur choix possible, commente Amin Maalouf. Nous nous connaissons depuis 25 ans, nous avons des centres d’intérêt communs, et ces affinités expliquent que nous puissions participer ensemble à ce moment intense. Je crois que nous entretiendrons des relations étroites au sein de l’Académie, avec une vraie fraternité entre nous.»

Une première cérémonie
Héritant d’un fauteuil et d’une prestigieuse lignée d’écrivains ou de grandes figures de l’histoire de France, le nouvel académicien est «installé» au cours d’une première cérémonie, une semaine avant sa réception sous la Coupole. Lors de cette cérémonie, la Compagnie se lève et le directeur en exercice (ou secrétaire perpétuel) prononce ces mots: «Monsieur, nous nous lèverons deux fois pour vous: aujourd’hui et le jour de votre mort.» Puis, caché derrière un panneau de bois, le masque mortuaire de Richelieu lui est montré. Comment Amin Maalouf a-t-il vécu son installation, le jeudi 7 juin?


«C’est une très belle cérémonie, je dirais plutôt un moment intime, où le nouvel élu est installé à l’Académie. C’est la réception véritable, avant la réception solennelle qui a lieu une semaine plus tard. Le moment important est le moment où l’on désigne au nouvel élu son fauteuil. J’ai toujours pensé que les fauteuils étaient numérotés, qu’il y avait un numéro 29 où se sont assis Lévi-Strauss, et avant lui Henri de Montherlant et tous leurs prédécesseurs (Ernest Renan, Claude Bernard...). En fait, ce n’est pas le cas, le numéro est symbolique. À chaque nouvelle élection, le bureau de l’Académie désigne une place qui sera la place de l’académicien jusqu’à la fin de sa vie et qui n’est pas la place qu’occupait son prédécesseur. Hier, on m’a conduit vers ma place, qui sera permanente. Mon nom était inscrit sur un set de bureau (un sous-main). Puis l’on nous a montré deux portraits de Richelieu, l’un énorme, le cardinal dans toute sa gloire, et, à côté, un autre portrait, caché, que l’on dévoile brièvement: Richelieu sur son lit de mort. Ce cérémonial est destiné à rappeler à l’élu qu’il est mortel et à souligner la vanité des choses humaines. Plus les gens sont tentés de croire qu’ils ont atteint la consécration, plus il faut les rappeler à l’humilité.»

Le discours sur Claude Lévi-Strauss
Quelle signification revêt pour lui le fait de succéder au grand anthropologue français? « C’est un privilège d’occuper le fauteuil de Claude Lévi-Strauss, répond Maalouf, ne serait-ce que pour une raison. Quand j’étais étudiant en sociologie, il était l’un des auteurs les plus importants sur notre liste de lecture. De plus, je ressens des affinités avec sa pensée. Sa renommée, sa spécificité viennent de ce qu’il a voulu aller vers d’autres civilisations, se mettre à leur place plutôt que de les regarder comme on les regardait d’ordinaire à partir de l’Occident. Je me reconnais complètement dans sa démarche. J’ai moi-même commencé à écrire des livres qui voulaient se placer de l’autre côté, pour voir l’histoire différemment. Il y a chez Claude Lévi-Strauss une dimension morale, politique parfois, du rapport entre les civilisations, du regard que l’on porte sur l’autre, et je peux dire que je m’identifie complètement à cela.»


À propos de cet esprit d’ouverture vers l’autre, Amin Maalouf, l’intellectuel engagé qui avait été chargé en 2008 par la Commission européenne de réfléchir au multilinguisme et au dialogue interculturel au sein de l’Union européenne, ne cache pas son inquiétude face à la crise qui secoue l’Europe. Lui qui jugeait, il n’y a pas si longtemps, que le modèle de construction européenne «est l’expérience la plus porteuse d’espoir dans le monde d’aujourd’hui» est forcé de constater combien «ce modèle traverse une période extrêmement délicate». «Je ne sais pas où l’on va aboutir, mais je suis sûr que l’Europe ne sortira pas identique de cette crise: soit elle va régresser, soit elle fera un saut en avant, avec accélération de la construction européenne, et intégration politique et économique des pays. C’est ce que je souhaite. Mon rêve est de voir s’édifier les États unis d’Europe.»


Un nuage traverse soudain son regard. Il sait que son rêve humaniste d’un monde plus ouvert et fraternel est sérieusement menacé. «Je n’ai pas le sentiment qu’on va vers une meilleure coexistence, mais plutôt vers plus de dureté dans les relations entre les diverses composantes des sociétés européennes. Je suis persuadé que les mouvements les plus hostiles à l’émigration, à l’intégration, vont se renforcer, c’est la logique de la crise. Mes rêves pour l’Europe sont grands, mais ce que j’observe aujourd’hui me rend beaucoup plus inquiet.»
Le rêve européen serait-il un miroir, en plus grand, du rêve libanais? Un rêve de fraternité et de coexistence harmonieuse...

L’identité multiple
«Ce que je viens de dire à propos de l’Europe, je le dirais pour le Liban. J’avais un rêve pour le Liban, et je dirais que je suis inquiet, mais ce n’est pas nouveau, je le suis depuis une quarantaine d’années», précise-t-il.
Le Liban, avec son identité à la croisée des cultures et des religions: un microcosme du monde actuel, un «rosier sauvage», comme il l’a merveilleusement décrit, qui annonce si «le vin de l’avenir sera aigre ou s’il sera doux». Autrefois, j’avais le sentiment que le Liban était un cas particulier et qu’un jour, avec l’évolution, la modernisation du pays, il ressemblerait aux autres», raconte Amin Maalouf. «En fait, c’est l’inverse qui s’est produit, les autres ont commencé à nous ressembler. Et l’on a parlé de “libanisation”. Aucune société n’est à l’abri de ce type de problème. Les problèmes de coexistence se posent et se poseront partout dans le monde, car la diversité est une source de richesse, mais de tensions aussi.»


Amin Maalouf a marqué de son empreinte la réflexion identitaire. Peut-être parce que, dans le monde d’aujourd’hui, l’on se déplace plus souvent, plus vite et plus facilement, et que les voyages, l’émigration, la recherche de soi sont des thèmes récurrents de son œuvre. Peut-être aussi parce que lui-même a souffert un jour de l’exil et du conflit identitaire. «J’ai toujours su ce qu’était mon identité. Le vrai problème, c’est que les différents éléments de cette identité ne coexistent pas facilement entre elles sur le terrain. Quand on appartient à un pays formé de composantes différentes, on doit les assumer et pas uniquement l’élément auquel on appartient directement. Moi j’ai un lien avec chacune des composantes du Liban, elles cohabitent naturellement en moi, mais difficilement dans la réalité. Il y a aussi la composante occidentale, devenue beaucoup plus importante quand je me suis installé en France après le début de la guerre au Liban, il y a 36 ans. Cette composante occidentale a toujours été présente en moi, à travers l’école, ainsi que celle de la civilisation arabe.»


Tout en revendiquant son appartenance à un pays aux composantes multiples, qu’il assume toutes ensemble, l’écrivain franco-libanais a dit un jour: «Ma patrie est l’écriture.»
«J’ai ressenti cela quand j’ai quitté, à cause de la guerre, le paysoù j’ai grandi, alors que je ne pensais pas émigrer, explique-t-il. Je suis parti et j’ai essayé de construire autre chose. Je venais d’un pays où je savais quelle était ma place et j’arrivais dans un pays où je ne savais pas quelle place j’allais occuper. On ne sait plus exactement à quel pays on appartient. Ce n’est pas seulement une question d’attachement sentimental, c’est aussi de savoir quelle place on a dans une société. Si on sort du cadre, on est ballotté entre deux sociétés, on n’appartient pas tout à fait à l’une ou à l’autre. Aussi je me suis lancé à corps perdu dans la littérature en me disant que ce qui dépend de moi, la patrie que je peux me construire de mes propres mains, est la littérature.»


L’œuvre d’Amin Maalouf porte une certaine philosophie de vie, toute méditerranéenne, inspirée du brassage des peuples, des religions et des cultures. Est-ce qu’un Léon l’Africain serait encore possible de nos jours?


«Autrefois, on pouvait voyager partout sans visa, sans frontières. Aujourd’hui, il y a des frontières qu’on ne traverse pas aussi facilement. Il y a également des paradoxes, le monde actuel paraît plus rapide (vitesse, moyens de transport). En réalité, sur beaucoup de choses, il est plus lent qu’avant, il y a plus de lourdeur. J’ai écrit des livrets d’opéra. Autrefois, un compositeur comme Verdi pouvait sans problème produire deux, trois opéras par an, de bonne qualité. Aujourd’hui, il y a une telle lourdeur que, si un compositeur veut écrire un opéra, il faut prévoir trois ou quatre ans de préparation, d’écriture, de production, etc. Nous faisons les choses théoriquement plus vite mais en réalité beaucoup plus lentement. Personne ne serait capable d’écrire comme Balzac plusieurs volumes par an, pour toutes sortes de raisons (éditoriales, distribution des livres, etc.). Résultat: les gens écrivent moins, alors qu’ils ont plus de moyens d’écrire et qu’ils vivent plus longtemps. Balzac est mort à 51 ans, avec une œuvre gigantesque. Mozart est mort à 35 ans. Aujourd’hui, un compositeur de 75 ans qui laisserait derrière lui le quart de l’œuvre de Mozart aurait fait une prouesse. Il y a donc une sorte de perversité dans la vie moderne, qui fait que la vitesse devient parfois illusoire.»

Prochaine visite au Liban
Ce rapport sensible au monde, cette perception distancée des choses distinguent Amin Maalouf qui, très tôt, a pressenti le sens où va l’histoire. C’est ainsi qu’il a pu écrire à propos des manipulations génétiques (Un siècle après Béatrice), des identités meurtrières, du «dérèglement du monde». L’écrivain est-il donc un visionnaire?
«Je crois que la fonction de l’écrivain, du romancier essentiellement, c’est d’imaginer un monde différent, précise le nouvel académicien. Parfois, je l’imagine en train de se transformer en cauchemar et c’est une manière d’alerter, et parfois j’imagine un monde idyllique qui se construit. Moi j’espère un monde meilleur et je pense qu’on a un devoir d’œuvrer en ce sens. Mais je ne voudrais pas exagérer le rôle du romancier, son influence est généralement plus réduite que ce qu’il imagine.»


L’influence d’Amin Maalouf, elle, n’est pas prête de s’affaiblir avec son entrée à l’Académie française. «Ce qui est merveilleux, c’est le nombre de personnes qui sentent que c’est un événement qui leur appartient, commente-t-il, heureux. Je sens, même de loin, que cela a un sens pour le Liban d’être à l’honneur à travers un de ses fils, et je suis sensible à cela.»


Aussi, l’académicien franco-libanais envisage-t-il un retour aux sources, une visite au pays des «origines», avant la fin de l’année. «J’ai envie de revoir des amis, le village», dit-il simplement...

 

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