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À La Une - Hommage

Élias Moukheiber évoque le souvenir d’Albert Moukheiber, « l’humaniste insoumis »

Élias Moukheiber aux côtés de son oncle, Albert Moukheiber. Photo d’archives

Dix ans déjà que le Vieux Lion de la Montagne a cessé de rugir.


Dix ans sans Albert Moukheiber, c’est long. Le vacuum laissé par le grand fauve indomptable est terrible. D’autant que, cette année, c’est un autre grand seigneur du Metn, Nassib Lahoud, qui a lui aussi tiré sa révérence, dans une arène politique où la patine du temps commence à laisser inexorablement sa marque sur les hommes d’exception et où la relève a toujours un mal fou à percer. Pourtant, Élias Moukheiber, avocat, candidat au siège orthodoxe lors des élections de 2009 dans cette région, fait partie de ceux qui se battent pour préserver le legs et les principes d’Albert Moukheiber.


« Ce que je retiens de l’oncle Albert ? Son insoumission, envers et contre tous, par-dessus tout, souligne-t-il, d’emblée. C’est en éternel insoumis qu’il avait pris la parole à la fin de l’an 2000 à la Chambre pour briser le tabou et réclamer le retrait des forces syriennes du Liban, au moment où nul encore en ces lieux n’avait osé s’aventurer sur ce chemin sinueux. C’est lui aussi qui, en 1958, avait, à l’aube de sa carrière ministérielle comme ministre des Affaires étrangères par intérim (Charles Malek se trouvait en déplacement à l’ONU), exigé et obtenu le renvoi de l’ambassadeur d’Égypte Abdel-Hamid Ghaleb, qui était en quelque sorte le Rustom Ghazalé de l’époque. C’est lui qui, en 1991, avait été le seul député à refuser de ratifier l’infâme traité de fraternité et de coopération libano-syrien qui nous a plongés, quinze ans durant, dans une ère de servitude volontaire. Et, que ce soit durant la guerre ou après 1990, c’est quelqu’un qui s’est invariablement opposé à la logique milicienne, sans exception, et qui a toujours soutenu l’État. Quelques semaines avant sa mort, il avait pris position contre les armes du Hezbollah, sous prétexte qu’elles sapaient l’autorité de l’État et subtilisaient à ce dernier un de ses pouvoirs régaliens, en l’occurrence celui de décider de la guerre et de la paix. Je ne pense pas que ce soit un hasard qu’il nous ait quittés un 13 avril. Le parcours d’Albert Moukheiber est très riche en enseignements divers à ce niveau. C’est un homme qui n’a jamais accepté de transiger sur ses principes », raconte Élias Moukheiber.


« Sur son lit d’hôpital, en avril 2002, je me souviens qu’à l’annonce d’un redéploiement de l’armée syrienne, il avait soudainement repris confiance. C’était comme s’il voulait se battre jusqu’à son dernier souffle pour la souveraineté de son pays. Mais il s’est éteint. Trop tôt. Sans voir le printemps de Beyrouth, ce rassemblement civil pour la République, dans l’esprit du mouvement qu’il avait lui-même créé, poursuit Élias Moukheiber. Mais Albert Moukheiber, ce n’était pas seulement l’opiniâtreté et la détermination. Il y avait aussi la grande classe, cette flamme qui a continué à l’animer jusqu’à la fin. »


Il est vrai qu’on ne s’improvise pas tribun à 90 ans au Parlement. Les images d’Albert Moukheiber en train, sous les yeux stupéfaits de ses collègues, de réclamer le retrait des forces syriennes du Liban et l’abrogation des traités bilatéraux inéquitables à l’égard du Liban conclus sous l’occupation ne peuvent pas laisser indifférent. Il y a le panache, la verve, malgré les iniquités de l’âge, et ces yeux qui brillent d’un éclat unique... « C’était un ténor du Parlement comme il y en a de moins en moins, c’est vrai, souligne Élias Moukheiber. Et un véritable démocrate. Il ne supportait pas la démagogie, le populisme, le sarcasme, la croisade donquichottesque contre la corruption qui peine à cacher les dérives qui ont cours dans la réalité, les insultes et ce langage ordurier dont certains abusent aujourd’hui sur la scène publique. Même dans ses rivalités politiques, il avait toujours du respect pour les autres. Or, la démocratie, c’est d’abord le respect de l’autre, dans ses différences et ses spécificités. Sans la haine, sans la rancœur. D’une certaine manière, il est heureux qu’il ne soit plus parmi nous aujourd’hui. Il n’aurait pas supporté de voir tous les martyrs, notamment Samir Kassir, Pierre Gemayel et Gebran Tuéni, tomber et leur mémoire insultée au quotidien. Il aurait été choqué de voir le niveau que certains, notamment ceux dont il a toujours défendu les droits, notamment les 7 et 9 août 2001 lorsqu’ils ont été victimes des matraques de l’appareil sécuritaire libano-syrien, ont atteint. Il aurait rejeté cette cécité politique, cette hypnose collective et le culte du chef absolu qui en découle. Tout cela horrifiait l’oncle Albert », affirme Élias Moukheiber.


Et s’il vivait toujours, qu’aurait-il pensé ? La réponse d’Élias Moukheiber fuse immédiatement : « Il se serait réjoui de voir les peuples arabes se lancer à leur tour à la conquête de la démocratie. Il aurait surtout été en admiration, comme je le suis, devant le courage du peuple syrien, qui continue à braver la mort pour la chute du tyran et le retour de la liberté. Je suis tellement choqué par la barbarie des images en provenance de Syrie que cela m’empêche de dormir, de fonctionner normalement. Je suis surtout choqué par l’apathie du monde entier, qui ne fait pratiquement rien pour arrêter le massacre, et par les justifications vagues, confuses, données par un certain establishment religieux pour garantir la survie de ce régime au nom d’une crypto “protection des minorités”. Pour moi, les atrocités commises par le régime syrien vont à l’encontre de toute éthique chrétienne, et aucune tyrannie ou dictature ne peut protéger une personne humaine. Il n’y a que la liberté, l’État de droit et un projet de société commun, celui, transcommunautaire, de la citoyenneté, qui peuvent nous assurer à tous notre existence en toute égalité. Nous ne sommes plus au XIXe siècle et les capitulations, c’est fini depuis longtemps. Le plus immaculé des discours chrétiens ne peut pas masquer ou atténuer l’atrocité et la cruauté des images dont nous sommes témoins dans les différentes villes syriennes. Albert Moukheiber, qui se battait, en tant que médecin, pour sauver chaque vie humaine, n’aurait jamais admis cela. En véritable humaniste, il ne se serait pas tu et aurait condamné le silence complaisant et les déclarations serviles qui prennent le parti du bourreau contre la victime. »

Dix ans déjà que le Vieux Lion de la Montagne a cessé de rugir.
Dix ans sans Albert Moukheiber, c’est long. Le vacuum laissé par le grand fauve indomptable est terrible. D’autant que, cette année, c’est un autre grand seigneur du Metn, Nassib Lahoud, qui a lui aussi tiré sa révérence, dans une arène politique où la patine du temps commence à laisser inexorablement sa marque sur...

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