C’est indiscutable, l’homme est sincère. Il croit fermement qu’il est en train de réussir, lui le militaire, là où la politique n’a accumulé que les déboires et multiplié les dégâts. Il se prévaut fièrement d’une longue carrière de soldat propre, honnête, consciencieux et droit, dit-il. Qu’il brandit d’ailleurs haut et fort comme une insulte – non dite mais inconsciemment suggérée – à la face des marchands du temple, largement dilapidateurs de la République et de ses biens, allant même, par leurs tours de bonimenteurs professionnels, jusqu’à ravir au dernier des Judas les quelques deniers qui lui restent de sa dernière trahison.
Sa sincérité est tellement évidente, tellement passionnée aussi, qu’elle envoûte son auditoire, venu dîner dans l’ambiance élégantissimo-feutrée du Yazhou, la dernière carte sino-européenne à la mode, avec ma3ali el-wazir, fraîchement doté d’un maroquin, et non des moindres.
Une brebis égarée parmi les loups ? Il devance la question : J’ai demandé à réfléchir quand on m’a proposé le poste, dit-il. Je suis allé chez moi et j’en ai parlé à ma famille. Ce n’était pas évident et mon fils m’a supplié de ne pas accepter. Il en pleurait presque. Mais je me suis dit qu’il fallait y aller, comme à l’armée, et ne pas me dérober au service de la nation. Il fallait relever le défi et réussir. C’est ce que je fais, et je vais réussir. Et d’asséner un tonitruant Brahmett emmé, je vous le dis !
Quelques compagnons de table, des Rouletabille chevronnés, écarquillent les yeux, incrédules de tant de candeur affichée, mais troublés quand même par le palmarès, obtenu en quelques mois seulement, du nouveau titulaire de l’Intérieur. Même si la tâche à accomplir est quasiment inhumaine dans un pays ouvert à tous vents, même pour notre fougueux Sysiphe de ministre.
Oui, c’est bien du général Marwan Charbel qu’il s’agit, qui continue de réciter à la file les coups de filet qui ont conduit à l’arrestation, entre autres, des assassins des chauffeurs de taxi et d’une série d’autres bandits des grands chemins, comme les voleurs de l’archevêché grec-orthodoxe et un célèbre malfaiteur de la Békaa doté d’un casier judiciaire interminable comme la Muraille de Chine. Et ce n’est qu’un début, assure-t-il. Le rapt du directeur de Liban Lait ? Vous verrez, bientôt, avait-il mystérieusement prophétisé à mi-voix, comme un devin sûr de sa prédiction. Deux jours plus tard effectivement, l’otage était libéré manu militari lors d’une opération choc dans la région de Brital.
Pas aussi candide qu’il n’y paraît, le bleu de l’Intérieur. Oui, mais la libération de l’otage, semble-il, aura été le fruit d’un accord avec les proches des ravisseurs – qui ont disparu dans la nature – grâce à l’intervention du chef d’Amal, Nabih Berry. Encore une fois, la fameuse sécurité à l’amiable, Monsieur le Ministre, et pas le bâton de la loi.
L’explosion sanglante d’Antélias, dès son entrée en fonctions ? Un crime sordide, une affaire de sous, moi je vous l’assure, martèle-il, presque convaincant, car fournissant sans se démonter des détails inédits et probants de l’enquête, détails techniques et horribles à la fois en plein dîner zen.
J’ai été voir le Sayyed, enchaîne-t-il, je suis resté des heures avec lui, c’est un type épatant. Il m’a compris. Il m’a d’ailleurs invité à appliquer la loi dans la banlieue sud comme ailleurs. D’ailleurs c’est ce que je fais, répète-t-il, sans se laisser troubler par le scepticisme de son voisin journaliste, interrogateur : Vous croyez vraiment qu’il va vous laisser faire là où c’est défendu aux autres ? Vous savez bien pourtant que c’est un homme d’idéologie qui planifie sur des années ! Je vous dis que je vais le faire et je le ferais ! claironne-t-il, comme à la parade, avec l’autorité du militaire dans le ton. Aux innocents, les mains pleines. Attendons de voir !
Achraf Rifi et Wissam el-Hassan, ne vont-ils pas être débarqués lors des prochaines nominations ? insiste l’impudent. Personne ne me dicte ma conduite. Achraf a encore un an de service et Wissam est un bon professionnel. Je suis un militaire comme eux et ils font du bon boulot ! Je veux vous dire aussi que c’est ce gouvernement qui supervisera les prochaines législatives, et j’en ferai un exemple de probité et de transparence, vous pouvez le dire ! Mais à qui ? Il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. De son expérience de simple citoyen arabe, libanais surtout, il devrait quand même savoir...
Mais qui donc vous protège pour afficher une telle assurance ? Ma probité et ma volonté de bien faire, répond-il, du tac au tac, sans sourciller et sans s’énerver outre mesure du véritable harcèlement dont il est l’objet. L’interlocuteur ne se démonte pas et lui pose, tout aussi calmement, LA question insidieuse et faussement ingénue, qu’il pense sûrement fatale : Mais le président Michel Sleiman n’est-il pas également connu pour son intégrité ? Pourquoi donc ne réussit-il pas, comme vous, à en imposer à ces politiciens de tous bords, source de tous ses maux ?
Silence à table, un ange passe comme dirait Philippe de Villiers ; un confrère convive, ami du ministre, se prend la tête entre les mains, catastrophé par tant d’impertinence difficile, pense-t-il, à contrer. Las, le ministre, l’œil clair et amusé, la bouche s’ornant du sourire malin du Libanais madré, le bon sens de la Montagne dans les veines, répond avec l’innocence du vieux briscard : Mais pourquoi donc n’allez-vous pas lui demander ça, à Fakhamet el-Raïs, vous-même ? La balle est habilement lancée plus loin et plus haut.
Ya malak, dit l’ami, presque dans un souffle, soulagé de l’obstacle franchi allégrement par son poulain. Mais c’était sans connaître la pugnacité du confrère qui, à son tour, se met à raconter son histoire, devant les convives, carrément ébahis par cet échange surréel : Précisément, mon général (pour éviter le Maalik), j’ai été le voir, il y a de cela près de deux ans en compagnie de feu Melhem Karam, alors président de l’ordre des journalistes. Je m’expliquais à l’époque sur un article que j’avais intitulé Le roi nu, dans lequel j’expliquais que le président Michel Sleiman régnait sans cependant pouvoir gouverner, entraîné malgré lui dans le tourbillon d’un jeu politique sordide et compliqué, qu’il ne pouvait contrer car il n’avait pas d’élus autour de lui sur lesquels il pouvait compter.
Et d’enchaîner à l’adresse de l’Excellence, subitement intéressé par quelqu’un d’autre que lui-même : J’ai alors raconté sans détour au président l’insécurité qui régnait en ville, la population désargentée, qui tirait le diable par la queue, et qui ne voulait même plus emprunter pour la scolarité des enfants de peur que les écoles ne ferment à la moindre alerte sécuritaire ; les rapts, les routes devenues des circuits de gymkhana pour les tueurs inconscients et des coupe-gorge pour les automobilistes victimes des malfaiteurs ; la peur des lendemains menaçants, porteurs des problèmes de toute la région dans un pays devenu caisse de résonnance de tous les conflits des autres.
Surtout, j’ai fini par lui dire sans me soucier des gestes et des regards désapprobateurs de ses conseillers présents : Monsieur le Président de la République, les hauts fonctionnaires du palais et même vos proches ministres disent – et vous allez vous fâcher – que vous n’y pouvez rien ; ils disent surtout, et c’est là la faille qui menace tout l’édifice de l’État, que c’est vous-même qui leur dites que vous n’y pouvez rien !
Le président, le visage fermé, a brusquement changé de sujet.
Et le ministre à table aussi !
P.S. : On ne peut parler généraux, sans garder, pour la bonne bouche, la star de tous les gradés, le général-député Michel Aoun. Qui continue, lui, dans le langage châtié qui est le sien et qui fait la joie de ses disciples ravis, de sermonner, comme dans un corps de garde de trouffions basiques, les opposants libanais au régime de son allié en Syrie. Il ne sait sans doute pas que chaque balle tirée par les chabbiha de sinistre besogne sur les révoltés tue tout aussi définitivement et irréversiblement la peur qui a longtemps été l’amie du régime. Subséquemment, monsieur le général-député du Kesrouan, les procès intentés aux journalistes libres pour les faire taire ne feront que galvaniser une volonté déjà farouche de ne faire aucune concession sur la liberté de penser et d’écrire.
Dans la même veine enfin, puisque la Sûreté générale relève du ministère de l’Intérieur, j’aurais dû également demander au ministre Charbel, entre la poire et le fromage, son avis sur l’interdiction du film Beirut Hotel, de la réalisatrice Danielle Arbid, par Dame Anastasie. L’histoire nous a appris que ça commence par un article, puis un film, puis un livre, puis une manifestation... puis c’est Téhéran si ce n’est Damas ou même l’Espagne de l’Inquisition si ce n’est la Jahiliya...
Vous n’en voulez sûrement pas, Monsieur le Ministre Charbel, non ?
A. C.
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Pierre, quelque chose ne va pas avec ton clavier ? Anastase Tsiris
Anastase Tsiris
05 h 34, le 14 décembre 2011