Par contre, et durant les périodes de troubles, la tribune du discours chrétien n’est rien d’autre que la croix à laquelle est suspendue la victime innocente, et jamais le trône des puissants. Cette victime, parce qu’elle est innocente, apaise par sa mort le cycle de la violence et ouvre la voie à la pacification.
La culture chrétienne du monde rejette tout particularisme sectaire. Elle est entièrement centrée, dans le cadre séculier et d’un point de vue topique, sur un certain nombre de constantes qui se résument en cinq valeurs existentielles fondamentales : dignité, droit, liberté, justice, paix. Sur un plan plus dynamique, celui du rôle social, je résume ces cinq concepts en un seul : citoyenneté.
La dignité de l’homme n’est pas une qualité ajoutée, elle lui est constitutive. La philosophie des Lumières et la modernité renvoient ce concept dans le cadre de la philosophie naturaliste qui marque la culture occidentale depuis le XIII° siècle et la sécularisation du christianisme. Mais ce sont les pères de l’Église qui ont forgé le concept de « dignité de l’homme » dès le IVe siècle, en disant que c’est le nom de la gloire de Dieu en ce monde.
Quant aux droits fondamentaux de chaque homme, ils découlent de sa nature humaine et du fait que sa personne est une fin en soi. Ces droits ne découlent pas de son rôle social.
C’est pourquoi la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », comme le proclame le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Du point de vue de la recherche du bien commun, l’assemblée chrétienne ne saurait être qu’un ensemble de personnes qui témoignent pour ces valeurs universelles dans leurs patries respectives en s’impliquant dans la vie publique et en jouant leur rôle de citoyens.
On peut donc dire que :
- en tant qu’être humain, tu es une fin en soi et tu possèdes en toi-même une dignité et des droits fondamentaux inaliénables. Par ta naissance, tu es un animal hominisé appelé à s’humaniser progressivement ;
- au sein de l’assemblée, tu es un citoyen et c’est cette citoyenneté qui t’humanise peu à peu, qui te permet de réaliser ta propre humanité de manière catholique (kat holon) selon la plénitude de ta nature. Il t’appartient donc de savoir distinguer entre les droits inhérents à ton existence et ton rôle au sein de la société ;
- aujourd’hui, nous assistons à l’émergence d’un ordre nouveau au sein des sociétés arabes. Il est encore tôt de dire avec précision quel ordre politique va pouvoir s’installer. Mais tu ne peux, en aucune manière, exiger des garanties préalables pour ton groupe sectaire, comme condition prérequise pour ton engagement dans le printemps de ta société. Tu n’as pas quitté la condition de dhimmi du sultan ottoman pour entrer dans une nouvelle dhimmitude chez un tyran, une faction puissamment armée ou un régime totalitaire. Tu n’es point un minoritaire et tu n’es le dhimmi de personne, même pas celui d’un État laïc ou civil, car tu es un citoyen libre ;
- le printemps arabe est un ensemble de soulèvements contre des régimes tyranniques qui ont tué la vie publique, qui ont démembré l’espace public, qui ont violé toute citoyenneté et qui ont dépouillé les hommes de leur humanité, les transformant ainsi en équivalents d’animaux domestiques ;
- quand tu vois ces hommes offrir leur poitrine à la mort au nom de leur dignité, de leur liberté et de leurs droits, comment peux-tu encore avoir peur et te précipiter chez les puissants pour te protéger en tant que membre d’un groupe sectaire ?
- si, dans le cadre de ce printemps, tu ignores la victime innocente et si tu prends le parti de l’oppresseur, cela revient à ce que tu crucifies de nouveau ce Jésus de Nazareth dont tu as fait l’emblème de ton identité. Il y a là un réductionnisme du christianisme et une humiliation de la valeur existentielle de l’homme que le christianisme a introduite au sein de la civilisation universelle.
De grâce, ne te laisse pas impressionner par les manœuvres qui cherchent à te faire paniquer. Il existe de multiples chrétientés en Orient et chacune à sa spécificité propre.
Quant aux chrétiens libanais, il est à espérer que le printemps arabe puisse enfin les libérer de vieilles appréhensions héritées de siècles de dhimmitude sous les sultans ottomans et qui, malheureusement, ont entraîné une distorsion de l’image de soi dans la psyché chrétienne qui ne peut se percevoir que par rapport à un cadre matriciel au sein duquel elle évolue en « minoritaire ». Il est à espérer qu’un printemps libanais puisse aboutir à permettre aux citoyens qui se veulent chrétiens :
- d’œuvrer, dans le cadre de la Constitution de Taëf, afin d’éliminer de la vie publique tous les reliquats des sectarismes hérités des administrations ottomanes. Malheureusement, Taëf ne proclame pas la laïcité de l’État et des institutions, mais préconise l’équité à parts égales entre deux groupes : mahométan et chrétien. Pourquoi, dans ce cadre, ne pas tout mettre en œuvre pour ne former qu’un seul groupe civil-administratif chrétien au lieu du pullulement actuel de ces identités sectaires ?
- de s’impliquer à fond et loyalement avec tous les partenaires de la vie publique libanaise en vue de dresser une vision prospective du Liban au sein de ce Levant berceau de la civilisation.
L’homme libre s’honore d’une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité.
*Extrait de l’allocution prononcée à Saydet el-Jabal.