Les enfants qui ne meurent pas en chemin sont emmenés à l’hôpital du camp souvent dans un état incroyable.
Après six mois en Haïti après le séisme qui avait détruit une grande partie de l’île, Soumayya Berry est cette fois envoyée en mission urgente au Kenya. Elle avait cru connaître le fond de la misère, mais au camp de Dadaab, le plus grand camp de réfugiés du monde, celle-ci n’a pas de fond. Août, c’est pourtant l’hiver en Somalie, un hiver en plein désert, au milieu de nulle part, sans pluie, mais avec une chaleur un peu moins oppressante et des tentes qui se dressent jusqu’à l’infini, au point que le lieu a été surnommé « Tent City ». Après huit heures de voiture à partir de Nairobi, Soumayya Berry arrive au camp et elle est tout de suite affectée au service d’accueil des réfugiés. Au début de sa mission, il y avait 1 500 nouvelles arrivées par jour. Elles n’étaient plus que 1 300 au bout d’un mois. Les réfugiés arrivent avec tout ce qu’ils possèdent sur le dos, après des semaines de marche en plein désert. Cela paraît facile à dire, mais quand on le voit de ses propres yeux, c’est indescriptible. Certains réfugiés arrivent en rampant tant ils sont fatigués et manquent de nourriture. Mais ils ont tellement d’espoir qu’ils supportent tout dans le but d’atteindre le camp. Des femmes ont perdu trois de leurs six enfants en chemin, mais elles veulent à tout prix assurer une chance de survie à ceux qui respirent encore, des enfants sont dans un état quasi comateux... Bref, les scènes sont incroyables.
Dans le centre d’accueil, la mission de Soumayya est de piloter ceux qui en ont besoin vers l’hôpital et sinon de les aider à se faire enregistrer au camp pour avoir droit aux rations alimentaires. Ils reçoivent d’abord deux biscuits énergétiques BB5, puis une ration alimentaire pour trois semaines et ensuite une autre pour un mois. Une mère de famille enceinte de son septième mois, ayant déjà des contractions à cause de la fatigue, a malgré tout préféré entreprendre les longues formalités administratives d’inscription au camp avant de se faire soigner pour que ses enfants aient droit à la ration alimentaire sans devoir attendre le lendemain.
Une fois inscrits et dotés de leur ration alimentaire, les nouveaux arrivants sont pilotés vers les tentes où il s’agit de leur trouver des places. Le camp de Dadaab a beau être le plus grand du monde et être installé depuis plusieurs années, il n’en reste pas moins insuffisant pour accueillir le flot de réfugiés. En réalité, il s’agit d’ailleurs de quatre camps collés les uns aux autres. Contrairement à ce qui s’est passé en Haïti, où tout était arrivé subitement et où chacun travaillait sans tenir compte de l’autre, au camp de Dadaab, la coordination est totale entre les différentes ONG sous la supervision de l’ONU, notamment le Haut-Comité pour les réfugiés et le Word Food Program. Les malheurs successifs dans cette région (guerres, conflits, sécheresse) ont fait que le camp est donc resté, même si au départ il n’avait pas été conçu pour durer. Désormais, il est doté d’un hôpital, d’écoles et d’une sorte de marché. Il y a aussi des points d’eau et des toilettes. Mais comment gérer l’afflux incessant de nouveaux réfugiés et leur cohabitation avec ceux qui sont là depuis des années, sans aucune perspective d’avenir ? Le HCR regroupe les réfugiés par ethnies ou familles, mais dans cet univers incroyable, ceux-ci doivent aussi affronter les « shebabs », une milice islamiste qui s’infiltre parfois parmi les réfugiés pour recruter des jeunes ou les terroriser. Les shebabs, c’est d’ailleurs pour les travailleurs de l’humanitaire une milice fantôme, puisque ses membres restent invisibles pour eux, qui ne peuvent se déplacer que protégés par des convois armés.
Face au flot de réfugiés, l’accueil se limite aux formalités les plus urgentes. Soumayya n’a pas le temps de s’attarder sur les états d’âme de ceux qui arrivent et encore moins sur les siens. Il faut agir dans l’urgence. Si le réfugié tient encore debout, c’est qu’il va relativement bien. S’il s’effondre, il est emmené à l’hôpital. La jeune militante de l’humanitaire confie qu’elle a vu au cours de cette mission plus de maladies rares que tout au long de sa carrière. Mais elle s’est contentée de les piloter vers l’hôpital sans faire le suivi, ni plus jamais demander de leurs nouvelles, faute de temps. Sa mission consiste à accueillir et piloter, ce qu’elle avait fini par faire automatiquement tant il y avait de monde à recevoir. Mais le plus dur, c’est de conserver son humanité dans une situation aussi inhumaine. Il y avait tant de drames qu’au bout de quelques jours, les travailleurs de l’humanitaire se construisaient un mur de protection psychologique pour ne plus voir, ni souffrir. Pourtant, les Somaliens essayent de conserver un peu de dignité en dépit de leur immense misère. Ils ont aussi beaucoup de courage et sont résistants. Leur priorité était de rester en vie et de faire en sorte que la ration alimentaire leur suffise jusqu’à ce que la seconde soit distribuée. Malgré cela, lorsque les travailleurs de l’humanitaire viennent les voir dans les tentes, ils s’empressent de leur offrir de la nourriture, même si cela signifie qu’ils devront rester sans manger le lendemain... Les parents étaient anxieux d’assurer un avenir meilleur pour leurs enfants survivants. Mais comment ? Dans ce camp, il n’y a aucune perspective. On peut y rester des années et la situation restera la même. La ville est à plus de deux heures de route et d’ailleurs les réfugiés n’ont pas le droit d’en sortir. Il n’y a pas de travail et les réfugiés n’ont souvent rien de mieux à faire que de se rendre dans les écoles coraniques et parfois de nourrir haine et désespoir... Surtout à l’égard de ceux qui viennent pour leur apporter des aides alimentaires, avec des caméras pour se faire photographier en train de donner avant de repartir laissant les sacs sur place dans le désordre, à la merci des pillards ou des plus forts... Il y a aussi des drames inattendus, comme celui des enfants albinos, qui font l’objet d’une véritable persécution, car ils sont blancs alors que leurs parents sont noirs. Comment expliquer à la foule que c’est une anomalie génétique, non une malédiction ?
On pourrait raconter pendant des heures les drames de ces réfugiés. Chacun a son histoire, sa tragédie ; tellement triste qu’on a envie de ne plus écouter.
Pour les ONG, le plus dur c’est qu’elles avaient alerté les autorités au sujet de la crise, mais nul n’avait rien voulu entendre. Pourtant, la famine n’arrive pas soudainement, elle met du temps à s’installer. Il fallait simplement écouter un peu plus les sonnettes d’alarme qu’elles tiraient. Mais rien n’avait été fait et là on se retrouve avec une situation terrible. Pourtant, Soumayya en est convaincue, il n’y a pas de conflit insoluble. Il faudrait donc trouver une solution au conflit en Somalie pour permettre à ces réfugiés de rentrer chez eux et de cultiver leur terre dans un minimum de stabilité. Le problème, c’est que la situation en Somalie n’intéresse la communauté internationale que dans sa dimension humanitaire. On croit ainsi que donner des vivres, des tentes et un minimum d’hygiène à ces réfugiés permet d’avoir la conscience tranquille. Mais non, le poids de cette tragédie devrait hanter les consciences. En tout cas, il hante ceux qui l’ont côtoyée de près. À la frontière entre la Somalie et le Kenya, la misère a un autre nom, elle frise l’inhumain.