Des femmes pro-Saleh manifestant leur gratitude au roi Abdallah d’Arabie saoudite pour avoir accueilli le dirigeant yéménite, suite à une tentative d’assassinat. Muhamed Huwais/AFP
En mai, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) s’est dit favorable à l’adhésion de la Jordanie et du Maroc, deux monarchies secouées par les contestations populaires. Deux mois plus tôt, les forces du CCG – menées par l’Arabie saoudite – ont été déployées à Manama pour prêter main-forte aux autorités sunnites face à l’extension de la contestation chiite, « à la demande de Bahreïn ». Au Yémen, les monarchies du Golfe ont élaboré un accord de transition destiné à débloquer la crise qui paralyse le pays depuis des mois. Le plan – qui a toutefois été rejeté par Ali Abdallah Saleh – prévoit la formation par l’opposition d’un gouvernement de réconciliation et la démission un mois plus tard du président en échange de l’immunité pour lui-même et pour ses proches, puis une élection présidentielle dans les 60 jours. Les Saoudiens ont également accepté d’accueillir le président yéménite, grièvement blessé après une tentative d’assassinat, et le chef de l’État tunisien Zine el-Abidine Ben Ali après la chute de son régime.
Bahreïn face aux interventions étrangères
« L’année 2011 entrera dans l’histoire du monde arabe comme étant exceptionnelle et fondatrice », estime Abdulkhaleq Abdulla, professeur de sciences politiques à l’Université des Émirats arabes unis, lors d’une conférence organisée jeudi dernier au Carnegie Middle East Center, à Beyrouth. « Le monde arabe se dirige vers un système multipartite et – espérons-le – démocratique », dit-il. Selon lui, ce changement concerne l’ensemble des 22 pays arabes, dont les six pays du CGG (l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman, les Émirats arabes unis, le Koweït et Bahreïn). « Même si ces pays se présentent comme étant des exceptions, ils ne peuvent rester à l’écart du printemps arabe, qui a montré les faiblesses de certains et les forces des autres, poursuit l’expert. Bahreïn est le plus grand perdant régional, du point de vue politique, populaire et sécuritaire. » « Le royaume, explique-t-il encore, s’est avéré être vulnérable aux interventions étrangères. Alors qu’Américains et Iraniens soutenaient l’opposition, chacun pour ses propres intérêts, l’Arabie saoudite a envoyé plus de mille soldats en renfort aux forces bahreïnies pour mater la contestation, à majorité chiite. » Selon M. Abdulla, le dialogue est le seul moyen pour Manama de sortir de la crise actuelle, surtout que la tension confessionnelle entre sunnites et chiites devient « dangereuse » et « insupportable ».
Oman est un autre « perdant », toujours selon l’expert émirati, bien que le sultanat ait « réussi tant bien que mal à contenir les manifestations avec le moindre coût possible ». Début mars, les autorités ont effectué un important remaniement ministériel, limogeant plusieurs ministres accusés de corruption par l’opposition.
Préserver le statu quo régional
Quant au royaume wahhabite, il semble avoir remporté une série de victoires, « tout en montrant des signes de faiblesse ». Néanmoins, « l’intervention militaire saoudienne à Bahreïn représente un grand succès pour Riyad à plusieurs niveaux », explique M. Abdulla. « Elle a d’abord permis de repousser la contagion de la contestation hors des frontières du CCG, estime-t-il. L’Arabie saoudite s’est montrée prête à user de tous les moyens – financiers, pétroliers ou même religieux – afin de préserver le statu quo régional. Le royaume avait adopté la même stratégie dans les années 50 face à l’expansion du nationalisme arabe nassériste et, ensuite, à la fin des années 70, face à la révolution islamique en Iran. »
L’intervention militaire à Bahreïn a également constitué une victoire stratégique pour Riyad face à deux grands acteurs régionaux : Washington et Téhéran. « C’est la première fois depuis la création du CCG que les États membres adoptent une position radicalement opposée à celle des États-Unis, explique M. Abdulla. Et c’est l’Arabie saoudite, en particulier, qui a montré la capacité des pays du Golfe à agir indépendamment de la politique américaine et de manière intransigeante avec les Iraniens, qui sortent très affaiblis de cette épreuve de force. »
Le futur incertain de l’Arabie saoudite
Mais, en dépit de tous ces succès, « Riyad n’est pas à l’abri de la crise », affirme l’expert dans les affaires du Golfe. « L’Arabie saoudite se trouve dans une position vulnérable en raisons de problèmes socio-économico-politiques et pourrait connaître le même sort que les pays touchés par les révoltes », poursuit-il. Entre février et mars, le royaume a connu une série de manifestations limitées menées par la minorité chiite. Les protestataires se plaignaient de discriminations et réclamaient la libération de détenus incarcérés sans jugement. Pour apaiser la grogne, le roi Abdallah a annoncé des mesures sociales faramineuses estimées à 37 milliards de dollars. « Mais qui sait, se demande M. Abdulla, le changement pourrait venir de là où l’on s’y attend le moins, le plus grand point faible de l’Arabie étant les femmes. » En juin, une dizaine de femmes ont bravé l’interdiction de conduire en prenant le volant de leur voiture. Plus de 10 000 Saoudiens ont également adressé une lettre ouverte à Hillary Clinton, la secrétaire d’État américaine, l’exhortant à soutenir le droit des Saoudiennes, qui ne peuvent pas non plus voyager sans l’autorisation d’un tuteur, ni voter. « Toutes les conditions pour une révolution sociale sont réunies en Arabie saoudite, souligne l’expert émirati. Et la situation est très délicate en raison de l’état de santé fragilisé du roi Abdallah (86 ans). Reste à savoir ce qu’il adviendra du royaume après la mort du souverain. »
Qatar, « un géant politique »
Contrairement à d’autres pays du Golfe, le Qatar, lui, a su tirer profit du printemps arabe. Selon Abdulkhaleq Abdulla, « l’influence du Qatar dans les affaires arabes s’est considérablement accrue ces derniers six mois. Ce petit pays s’est avéré être un géant politique et médiatique, notamment avec la couverture par la chaîne satellitaire al-Jazira des manifestations à travers la région. Il est désormais impossible d’imaginer le printemps arabe sans al-Jazira qui a joué un rôle majeur dans le succès des révolutions tunisienne et égyptienne ».
Toujours selon M. Abdulla, c’est précisément grâce à la popularité grandissante de la chaîne qatarie que Doha a réussi à s’imposer sur la scène régionale. « La popularité de l’émir Hamad bin Khalifa al-Thani connaît une hausse remarquable dans le monde arabe, que ce soit au Yémen, en Syrie ou même en Égypte. Il est en quelque sorte devenu le parrain du printemps arabe », affirme l’expert. « Deux facteurs ont joué en sa faveur, poursuit-il. Il y a d’abord le fait que Doha n’a pratiquement pas connu de manifestations de l’opposition. Ensuite, il faut se rappeler que le pays représente le plus grand producteur de gaz naturel au monde, dont la valeur est équivalente à celle du pétrole saoudien. »
Le « printemps économique » de Dubaï
Un autre petit pays du Golfe n’ayant pas connu un mouvement de contestation considérable, les Émirats arabes unis ont eux aussi réussi à tirer avantage du printemps arabe. Alors que les mouvements de révolte secouaient les autres pays de la région, « les Émirats ont pu offrir un havre de stabilité aux investisseurs et hommes d’affaire arabes et étrangers », explique M. Abdulla. « Ces événements sont apparus comme un don du ciel pour les Émirats, et plus particulièrement pour Dubaï, qui vit aujourd’hui un véritable printemps économique après des années de crise financière. »
Menaces et défis
En conclusion, M. Abdulla estime que le printemps arabe a « généralement » été bénéfique aux pays membres du CCG, « surtout en matière de sécurité ». Selon lui, « les pays du Golfe ont prouvé qu’ils sont capables de se défendre, et cela a renforcé leur indépendance ». L’expert met en garde toutefois contre l’émergence de nouveaux défis « venant cette fois de l’intérieur ». « Il est nécessaire que les monarchies du Golfe accélèrent les réformes, tout en luttant contre la corruption et l’injustice sociale, explique M. Abdulla. Les pays du Golfe ne peuvent pas continuer de prétendre qu’ils constituent une exception dans le monde arabe, car sans réformes, ils ne pourront pas survivre, peu importe l’ampleur de leur fortune. »