Une scène de l’acte III du spectacle.
Depuis qu'il est directeur de l'Opéra d'Amsterdam en 1988, dépoussiérant cette vénérable maison et l'imposant comme l'un des incontournables hauts lieux de la vie musicale internationale, les meilleures baguettes s'y bousculent: Simon Rattle, Pierre Boulez, Ricardo Chailly, Christophe Rousset, entre autres. Les mises en scène de Pierre Audi couvrent tous les répertoires de la musique, qu'elle soit ancienne (Monteverdi, Gluck, Vivaldi, Haendel), ou plus proche de nous (Berlioz, Debussy, Rihm, Henze). En 1997-1998, il monte, pour la première fois aux Pays-Bas, la Tétralogie de Wagner, et cette production anthologique est restée, de mémoire de mélomane, comme une référence absolue.
Contrairement à certaines idées reçues en matière d'opéra, Vivaldi n'est pas qu'un «prolixe et habile inventeur de mélodies faciles». Il peut être aussi un immense dramaturge. Preuve en est son Orlando furioso, moins connu que celui de Haendel et créé à Venise en 1727 sur un livret de Grazio Braccioli, d'après le poème éponyme de l'Arioste. Près de trois siècles plus tard, on reste confondu par l'extraordinaire richesse musicale et dramaturgique de ce que l'on a aussi coutume d'appeler «l'opéra des mezzo». L'argument, comme souvent, est complexe. Pour simplifier, Orlando (contralto) est amoureux d'Angelica (soprano), mais celle-ci aime Medoro (mezzo-soprano), pendant que la maléfique magicienne Alcina (mezzo-soprano) intrigue pour séduire Ruggiero (contre-ténor) lequel aime et est aimé de Bradamente (mezzo-soprano). Tout est donc en place pour le drame des amours contrariées et, pendant trois heures trente, devant des spectateurs littéralement médusés, les personnages, entre récitatifs, arias, duos et chœurs, se désirent, se déchirent, s'aiment, se jalousent, se trahissent.
À opéra baroque, mise en scène baroque. Pierre Audi a choisi d'installer l'intrigue dans un palais vénitien de l'époque de Vivaldi, dont les meubles, un peu effrayants, sont omniprésents et figuratifs. Un fauteuil gigantesque trône au milieu de la scène, une table représente la grotte de la magicienne Alcina, un immense lustre fait penser au monstre. L'apparent ordonnancement de ce lieu inquiétant se fissure insidieusement au fur et à mesure que la folie gagne les personnages: rigueur et déstructuration. Avant le troisième acte, Orlando a sombré dans la folie et Alcina a perdu ses pouvoirs, preuve en est, le lustre descend lentement et solennellement sur la scène, mais il est à l'envers. De temps en temps, un rai de lumière traverse cette atmosphère sombre et merveilleuse en même temps. Les chanteurs sont habillés de noir et, au troisième acte, alors qu'Orlando est prisonnier de sa démence et que les autres personnages errent autour de lui, le décor n'est plus qu'un mur de briques.
La distribution de cette production est tout simplement éblouissante. La contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux dans le rôle-titre, la mezzo-soprano américaine Jennifer Larmore en malfaisante et vipérine Alcina, le contre-ténor français Philippe Jarousski en doux et charmant Ruggiero forment un trio vocal exceptionnel et sont, sous l'excellente direction d'acteurs de Pierre Audi, des tragédiens hors pair. Ils sont emmenés par la baguette vif argent de Jean-Christophe Spinosi, à la tête de l'Ensemble Matheus. Ce jeune chef corse et breton s'est imposé ces dernières années comme l'un des meilleurs interprètes de sa génération du Prêtre roux. Il avait déjà enregistré il y a quelques années cet Orlando furioso avec les mêmes interprètes et on est loin d'oublier sa Griselda tant au disque qu'à la scène.
Le fulgurant parcours de Pierre Audi prouve encore une fois la capacité des Libanais de transcender leurs frontières et de s'illustrer comme des artistes internationaux à part entière au plus haut niveau.
Chargée de mission de la Délégation libanaise près l'Unesco (Paris)