Dans l’est de la Birmanie, les combats qui ont opposé rebelles karens et militaires pendant les élections ont fait fuir 15 000 villageois birmans vers la ville thaïlandaise de Mae Sot et 5 000 autres ont traversé la frontière environ 150 km plus au sud. Plus de 100 000 Birmans, en majorité des Karens, vivent déjà dans des camps de réfugiés de la région. Pornchai Kittiwongsakul/AFP
La précédente élection, tenue en 1990, avait été remportée par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de l'opposante Aung San Suu Kyi, qui n'a jamais pu prendre le pouvoir. Les élections de dimanche dernier, elles, se sont déroulées sans la Prix Nobel de la paix qui était alors toujours en résidence surveillée. Cette dernière avait néanmoins appelé à boycotter le scrutin. Un appel qui avait condamné son parti à la dissolution et suscité la discorde au sein de l'opposition.
Une opposition qui, en outre, devait faire face à une junte renforcée par la très controversée Constitution de 2008, qui réserve notamment un quart des sièges aux militaires en activité dans les deux assemblées nationales et les 14 assemblées régionales. Deux tiers des candidats pour les sièges soumis au vote représentaient, par ailleurs, l'establishment, via le Parti de la solidarité et du développement de l'union (USDP), création de la junte, et le Parti de l'unité nationale (NUP), proche de l'ancien régime du général Ne Win (1962-1988).
L'opposition était représentée, quant à elle, principalement par deux petits partis : la Force démocratique nationale (FDN), créée par les transfuges de la LND opposés au boycott, et le Parti démocrate, qui rassemble trois filles d'anciens hauts responsables de la Birmanie postcoloniale. Des formations représentant les minorités ethniques, dont les rapports avec la junte ne cessent de se tendre, ont également tenté leur chance.
Mais dans de très nombreuses circonscriptions, les électeurs n'ont pu choisir qu'entre l'USDP et le NUP, donc entre les partis respectifs des deux hommes qui ont dirigé le pays d'une main de fer depuis cinquante ans.
Les résultats partiels des élections n'ont pas été une grande surprise, l'USDP étant largement en tête, d'après les médias gouvernementaux. Des 60 sièges déjà attribués dans la Chambre des représentants (Chambre basse), l'USDP en rafle 48, dont deux au profit du Premier ministre Thein Sein et de l'ex-numéro trois de la junte, Thura Shwe Mann, tous les deux des généraux retraités de l'armée depuis peu. La Force démocratique nationale (opposition) obtient 8 sièges. Dans la Chambre des nationalités (Chambre haute), neuf sièges ont été attribués au parti de la junte, contre un seulement pour le Parti de l'unité nationale (NUP) et trois à un parti représentant l'ethnie minoritaire Mon. Avant l'annonce de ces résultats partiels, un cadre du parti projunte avait revendiqué environ 80 % des sièges dans les futures assemblées nationales et régionales.
Renaud EGRETEAU*, chercheur à l'Université de Hong Kong, revient sur ces élections et, surtout, l'après-scrutin.
Q- Comment la junte avait-elle verrouillé ce scrutin?
R- Le verrouillage du scrutin s'est essentiellement fait en amont. La commission électorale, instance nommée par le régime militaire, s'est attachée à encadrer la création de partis politiques, la nomination des candidats et le déroulement de la campagne électorale bien avant le 7 novembre. Celle-ci fut d'ailleurs très restreinte, tant dans la durée que dans les débats publics qui furent quasi absents étant donné les contraintes traditionnelles auxquelles les Birmans font face : faible liberté d'expression, interdiction de réunions et de manifestations publiques. L'encadrement des votes préalables (dans les zones périphériques, en guerre ou supposées risquées) a également donné lieu, semble-t-il, à de graves manipulations.
Ce scrutin apporte-t-il, néanmoins, une petite ouverture démocratique (le NDF, parti d'opposition qui n'a pas boycotté le scrutin, peut-il notamment espérer décrocher un espace de parole au sein du Parlement national et des assemblées régionales?) ou se limite-t-il à mieux asseoir le pouvoir de la junte?
Ce scrutin, bien que décrié, offre l'opportunité de régénérer quelque peu le paysage politique birman dont la vitrine n'a que peu évolué au cours des vingt dernières années. Le NDF est une scission de la LND historique et a été formé dans cet esprit de renouvellement de stratégie, d'idées et de méthodes. Le NUP, bien que dirigé par d'anciens leaders du régime précédent (1962-1988), se cherche aussi une place entre le parti dominant de la junte (USPD) et l'opposition démocratique traditionnelle. On le voit, le paysage change. De nouvelles idées sur la façon dont la démocratie doit s'enraciner en Birmanie apparaissent. Toutefois, rien n'indique que du jour au lendemain, de nouvelles voix libres et démocratiques puissent s'exprimer dans un Parlement dont on ne connaît même pas la date à laquelle il se réunira.
Faut-il voir dans la libération de Aung San Suu Kyi le résultat des pressions internationales ou une tactique de la junte? Et quelle va être sa marge de manœuvre ?
La libération d'Aung San Suu Kyi est très certainement un gage de bonne volonté concédé par les généraux birmans. Mais c'est un gage de bonne volonté qui vise les pays voisins partenaires (Asean et Inde notamment) et non les pays occidentaux. Sa libération pourra ainsi satisfaire Bangkok, Singapour ou New Delhi, qui, en échange, accepteront le résultat des élections et la poursuite de la feuille de route du régime (encore deux étapes sur sept avant la fin de la transition, selon la junte).
Les Occidentaux, s'ils se réjouiront de sa libération, n'en sont pas les principaux instigateurs, d'autant plus qu'ils vont poursuivre leurs critiques et politiques de sanctions à l'égard du prochain régime. Aung San Suu Kyi sera alors l'intermédiaire privilégiée entre le monde extérieur et la Birmanie, plus que la chef de file incontestée de l'opposition interne, qui est désormais multiple dans le pays et aussi représentée par d'autres formations politiques (NDF, NUP...) que son propre parti, la NLD, qui a décidé de boycotter les élections.
Qu'est-ce qui pourrait pousser la Birmanie à évoluer vers plus de démocratie? L'opposition birmane a-t-elle encore un pouvoir? La communauté internationale a-t-elle une influence quelconque sur la junte? Les puissances régionales, au premier rang desquelles la Chine, se contentent-elles de renforcer la junte ou bien ont-elles aussi un pouvoir d'influence sur celle-ci ? Le junte est-elle sujette à des dynamiques internes qui pourraient l'amener à s'ouvrir?
Non, la communauté internationale ne peut avoir d'influence concrète et immédiate sur l'évolution politique interne du pays. Son rôle est plus de chercher un accompagnement du développement social et humanitaire du pays afin que la société birmane fasse peu à peu son propre apprentissage de la démocratie, de la liberté d'expression et du pluralisme politique. Les élections sont un premiers pas, en ce sens que, même si minime, une pluralité est acceptée. Avant, il n'y avait qu'un seul parti, qu'une seule Chambre, qu'une seule voix. Aujourd'hui, différents groupes et partis politiques sont tolérés par l'armée birmane, et il faut ainsi espérer que cette acceptation de la pluralité s'enracine et même s'élargisse. C'est ainsi que la Birmanie pourra se démocratiser à terme, en voyant l'armée lâcher du lest et concéder petit à petit plus de pouvoir à d'autres forces institutionnelles. L'élan viendra de l'intérieur, et non pas de la Chine, de l'Asean ou même de l'Occident.
* Renaud Egreteau est notamment l'auteur de l'ouvrage « Histoire de la Birmanie contemporaine : le pays des prétoriens », Paris, Fayard, 2010.