Pour la démocratisation concrète d'une société, et dans le cas du Liban en particulier, il faut éviter les dérives du juridisme, notion non encore introduite dans les dictionnaires de droit et de culture juridiques. Le juridisme largement pratiqué par des régimes totalitaires aujourd'hui et dans des démocraties menacées.
Le juridisme, tout le contraire du droit, exploite à des fins privées la formulation juridique d'un problème, alors que la règle de droit, en tant que norme (norma), est par essence une disposition impersonnelle, générale et impérative.
Le plus souvent, on objecte qu'il faut une loi, rien que pour bloquer, saboter, faire traîner, ou introduire dans un réseau de clientélisme une opération purement administrative de sélection rationalisée et de bonne gouvernance. Lors du débat pour la détermination des normes de recrutement à des postes, soit 37 environ de 1re catégorie, on relève « qu'il faut une loi » à ce propos (1).
Or, on n'étudie pas les conditions légales du recrutement, ni la modification de ces conditions, mais la détermination des critères de sélection, et plutôt le profil des candidats dans le cadre des lois existantes.
L'expérience libanaise permet de dégager dans la praxis trois formes de juridisme :
1. La symbolique de la loi : comme la loi jouit dans une idéologie en vogue des droits de l'homme d'une perception positive, on exploite la symbolique de la loi pour donner l'illusion du changement et, au niveau international, à des instances et organisations qui « étudient » la conformité des États aux chartes internationales, en s'arrêtant aux seules dispositions formelles.
2. L'inflation juridique : plus on dévie des normes de la légistique (normes de rédaction des lois) et de l'exigence de sécurité juridique (stabilité des prescriptions), plus on a tendance à produire des lois successives et des amendements à des amendements antérieurs. Il en découle une inflation qui favorise l'exploitation et l'utilisation instrumentale de la loi.
3. La dénormalisation à travers les jurisprudences internes : les Cours de cassation et d'appel assurent la cohérence des normes dans les litiges qui leur sont soumis. Dans tous les autres rapports sociaux, notamment à travers des administrations publiques, il arrive souvent que la même disposition juridique soit appliquée de plusieurs façons différentes, suivant les régions et les fonctionnaires, sans que les jurisprudences internes, les circulaires et les interprétations officielles ne soient consignées dans un document unique, disponible et accessible à la fois aux fonctionnaires eux-mêmes, aux usagers, à leurs défenseurs et aux tribunaux.
Pour un droit effectif
Dire, en toute situation, qu'il faut légiférer, c'est présupposer que tous les magistrats, tous les organes parajudiciaires, toutes les administrations publiques vivent dans une démocratie consolidée et que chacun porte avec lui les recueils de législation et les recueils Dalloz pour décider et que, s'il y a une mauvaise application, c'est donc la « responsabilité » de la loi !
La loi, en tant que texte, n'est pas responsable. La responsabilité est humaine, responsabilité du moins pour interpréter la loi, la changer, militer pour son changement, et non justifier la démission, la discrimination et l'injustice.
Nombre de Parlements aujourd'hui dans le monde, après l'adoption d'une loi, forment une commission ad hoc pour suivre l'application de la loi. Plus généralement, une loi ne devrait être amendée qu'à la lumière d'un diagnostic du suivi de son application, des failles, des opportunités et des résistances réelles dans cette application.
Le président de la commission parlementaire des Travaux publics et des Transports, le député Mohammad Kabbani, soulignait à propos de la propension aux recommandations législatives :
« J'ai revu des recommandations formulées en 2003, plus précisément en octobre, puis en 2004, et j'ai constaté que nous pouvons reproduire les mêmes recommandations en changeant la date. Et la situation demeure comme elle l'est. » (2)
Il ressort de l'investigation historique et documentaire que l'œuvre législative au Liban depuis l'accord de Taëf de 1989 à 2008 a été abondante, substantielle, ciblée, normative et positive, mais l'effectivité de la législation n'a pas suivi le même rythme et évolution. Il faudrait donc remettre en question la propension à présenter des listes de recommandations juridiques de plusieurs mètres, avec la bonne conscience d'avoir opéré un bon diagnostic.
De quoi dépend l'effectivité du droit ? Elle est tributaire des rapports de force en société, de l'instrumentalisation politique de la loi, de la qualité des tribunaux, des capacités administratives et financières, des résistances culturelles, et aussi des conjonctures. Cette effectivité est presque totalement absente dans la culture juridique et la praxis du droit au Liban.
On a même tendance à considérer ce problème, avec dénigrement, comme relevant de la « sociologie » ! Certes, mais un travail sérieux de légifération ne peut se pencher sur l'élaboration d'une loi ou de son amendement sans tenir compte de tout son contexte, avec le souci que la loi soit effectivement appliquée et que la justice soit concrètement rendue, et en assurant les conditions optimales pour l'application. Sinon, on donne l'illusion de la justice et l'illusion de la réforme.
Deux exemples législatifs sont pertinents, celui de la loi n° 422 du 6/6/2002 relative à la protection des délinquants et celui du code de protection du consommateur (loi n° 659 du 4/2/2005). Dans le premier cas, un travail de suivi a été entrepris, notamment par l'Institut des droits de l'homme au barreau de Beyrouth, le Conseil national de l'enfance et par des associations. Dans le cas du code du consommateur (loi n° 659, Journal officiel du 10/2/2005) un grand travail d'effectivité doit être entrepris.
Un exemple pleinement positif d'effectivité du droit est fourni dans l'expérience récente. Après maints détournements du régime du récépissé qui régit les associations au Liban, et à la suite d'un arrêt du Conseil d'État sur les exigences du récépissé, le ministre de l'Intérieur, Ahmad Fatfat, afin d'éviter de nouveaux détournements administratifs sous le couvert de la « loi », diffuse la circulaire relative aux conditions pratiques d'application administrative du régime du récépissé (circulaire n° 10/AM/2006 du 19/5/2006, Journal officiel, n° 26 du 25/5/2006). Le processus est aujourd'hui poursuivi avec le plus haut souci d'effectivité au niveau institutionnel et par des associatives actives.
En parlant d'effectivité du droit au cours d'une assemblée de juristes, l'un d'eux réplique avec assurance : « Mais ce sont les décrets d'application ! » C'est dire que nous parlons toujours de lois et décrets, et non de droit et d'effectivité. C'est le légalisme sans le droit.
Membre du Conseil constitutionnel, professeur
(1) Compte rendu de la réunion, an-Nahar, 2/12/2008.
(2) An-Nahar, 2/12/2008, p. 6.