Pourtant, à regarder les choses de plus près ou, pour être plus précis, à examiner la question sous un angle plus politique que personnel, on se retrouve face à un vrai rébus : qui sont donc aujourd'hui Samir Geagea et Michel Aoun ? On n'est que trop familier des Geagea et Aoun des années quatre-vingt. Prétend-on connaître réellement ceux de 2010 ?
Il est possible de constater que du point de l'évolution politique de chacun des deux personnages, un phénomène assez bizarre s'est produit en vingt ans d'intervalle. D'une certaine façon, Samir Geagea et Michel Aoun sont allés l'un en direction de l'autre, non pas pour s'arrêter en se croisant, mais pour continuer chacun son chemin et devenir, au bout du compte, l'autre.
Honnêtement, lorsque l'on est en mesure de juger la chose politique autrement qu'à travers le prisme des sympathies personnelles - c'est peut-être trop demander à un certain public habitué à moutonner derrière l'un ou l'autre zaïm -,
est-il permis de considérer que le Samir Geagea d'après les années de prison est le même que le milicien des années 1989-90 ? Et le général libaniste de ces années-là, celui qui rejetait férocement toute sorte d'interaction avec l'étranger quand elle n'impliquait pas l'État libanais, qu'est-il devenu ?
Idéalement, si l'on ne tient pas compte de quelques importantes nuances, le public qui se rendait régulièrement à la fameuse « kermesse » de Baabda en 89 devrait tout entier se retrouver aujourd'hui à Meerab... Et vice versa. Samir Geagea n'était à l'époque qu'un chef de guerre chrétien. Michel Aoun, lui, a représenté un moment la libanité triomphante, même si celle-ci (et surtout son aspect triomphant) n'était en fin de compte qu'une illusion.
Qu'on l'admette ou pas, sauf à se lancer dans des procès d'intention, M. Geagea n'est plus en 2010, politiquement parlant, un chef de faction imposant ses vues par la force des armes à ses ennemis comme à ses rivaux. Et le général Aoun a quitté, précisément, la posture de l'homme au-dessus des factions... Après cela, peut nous chaut que leurs qualités et leurs défauts personnels soient restés les mêmes.
Dès lors, serait-il abusif de constater le caractère décidément archaïque des critiques adressées en permanence au chef des FL ? Prenons le communiqué virulent publié jeudi soir par le CPL. De quoi est-il principalement question dans ce texte ? Des crimes imputés à M. Geagea pendant la guerre. Et accessoirement de son « isolationnisme ».
À tort ou à raison, de nombreux Libanais considèrent qu'un homme qui a commis des crimes dans sa vie n'est en mesure ni de se racheter ni en tout cas de prétendre guider ses concitoyens. On peut comprendre et accepter ce point de vue. Cependant, il est d'abord parfaitement intolérable de mettre au singulier ce qui est par essence pluriel, c'est-à-dire de pointer du doigt un seul homme lorsque le crime est collectif. Et la guerre libanaise fut une succession de crimes collectifs. Ensuite, la question qu'un certain nombre de Libanais se posent est de savoir pourquoi le CPL et les autres détracteurs se révèlent incapables de conjuguer Samir Geagea qu'au passé. Est-il à ce point difficile de le critiquer sur ce qu'il fait aujourd'hui ?
La polémique en cours entre FL et CPL trouve sans doute son origine dans l'appel lancé il y a deux semaines par M. Geagea aux militants du CPL, par-dessus les épaules de la direction, les invitant à rester fidèles à leurs propres principes. Quoique feutrée, la critique était féroce et a dû faire son effet à Rabieh. Mais elle avait l'avantage de poser une problématique actuelle. Même les propos venimeux tenus plus récemment par M. Geagea, parlant de la fin « infamante » du général, évoquaient le devenir de Michel Aoun. Et ce dernier continue de s'en tenir au passé.
Quant à l'accusation d'« isolationnisme », elle donne à sourire, car elle reflète l'image d'un Michel Aoun puisant à présent ses mots dans l'un des dictionnaires les plus poussiéreux de Walid Joumblatt.
En tout état de cause, et sur un plan purement arithmétique, lorsque en un point quasi ridicule de l'océan humain qui va de Casablanca à Djakarta, l'un est l'allié des sunnites et l'autre des chiites, on se demande lequel des deux est plus isolationniste que l'autre.