Péché vraiment originel : c'est le premier chef de l'État indépendant du Liban, le président Béchara el-Khoury, qui a posé le problème de la fonction de l'institution militaire. Quand il y a eu, en 1952, une révolution blanche contre son régime, il a convoqué le commandant en chef, le général Fouad Chéhab, pour lui enjoindre de faire intervenir la troupe. L'officier a marqué dès cet instant le dogme, en répliquant que l'armée n'interfère pas lorsqu'une tranche de la population en affronte une autre. Il a posé cette question simple : sur quels Libanais les soldats devraient tirer ? En rappelant que, par la nature des choses, quand l'armée doit agir, elle peut faire feu si elle le juge nécessaire pour rétablir l'ordre, et pour disperser des éléments armés qui se combattraient. Alors que la police ou les FSI n'y sont autorisées qu'en cas de légitime défense, principe qui s'étend, du reste, à la protection des civils exposés. S'inclinant alors, le président Béchara el-Khoury avait présenté sa démission, confiant l'autorité publique à l'armée, en attendant l'élection de son successeur.
Six ans plus tard, bis repetita. La fin du régime du président Camille Chamoun s'est trouvée également marquée par une révolution, mais violente cette fois, avec batailles rangées. De nouveau l'armée, toujours commandée par le général Chéhab, s'était interdit d'intervenir. En se contentant de protéger les institutions, les édifices, les services publics ou d'intérêt public : l'aviation a ainsi empêché des groupes armés de prendre d'assaut l'aéroport, alors situé à Bir Hassan. Le chef de l'État, installé à Kantari, avait fait assurer sa sécurité propre par le corps des gendarmes, commandé par le général Simon Zouein.
Quand s'est produite l'invasion du Arkoub par les fedayin, l'ossature de l'État a volé en éclats. Du fait qu'une partie des Libanais, représentée au pouvoir par le chef du gouvernement et nombre de ministres, avait pris parti pour les Palestiniens. Sous prétexte qu'ils avaient pleinement le droit de libérer leur patrie à partir du Liban. La guerre dite des deux ans a bien vite éclaté. En générant des cantons placés sous le règne des milices et de la loi de la jungle. L'armée elle-même s'était divisée, disloquée en plusieurs bandes ennemies. Se rangeant aux côtés de celui-ci ou de celui-là, ou même se taillant de petits royaumes particuliers, au Nord, au Sud comme en plein cœur de la capitale.
À travers d'innombrables variantes, cette situation a duré jusqu'aux accords de Taëf, dont l'application a été tout de suite tronquée. L'on a ainsi désarmé des milices et pas d'autres, au gré d'une tutelle syrienne qui n'allait pas cesser de renforcer son emprise jusqu'en 2005. Avec un gauleiter installé à Anjar, disposant à sa guise du pouvoir politique. Et avec de redoutables SR, aux salles de tortures connues, noyautant tout le pays.
Pour bref rappel de ce qu'était vraiment la tutelle : un jour, les trois présidents libanais, Hraoui, Berry et Hariri, se sont mis d'accord pour envoyer l'armée soutenir la Finul au Sud. Ils se sont aussitôt fait taper sur les doigts par le régime syrien, qui les a forcés à renoncer à leur décision. Sous prétexte que l'armée risquerait de se trouver placée entre le feu des Israéliens et le feu de la résistance locale. En fait, parce que Damas ne voulait d'aucune entrave à l'action d'une guérilla islamique qui constituait une carte de pression précieuse entre ses mains. Et l'on avait alors sorti cette ahurissante aberration : l'armée libanaise déployée à ses frontières ne serait qu'un bouclier protégeant Israël. La réalité étant, évidemment, qu'on ne voulait absolument pas stabiliser le Sud, mais continuer à s'en servir comme front semi-ouvert. En utilisant, le cas échéant, des Libanais comme chair à canon, ou comme essuie-pieds. Tandis que le Golan restait, et reste toujours, calme.
Le régime syrien n'a pas hésité à défier le Conseil de sécurité de l'ONU. Quand la 1559 a été adoptée, qui édictait des présidentielles libanaises régulières, et nouvelles, il l'a foulée aux pieds en faisant proroger de force le mandat du président Émile Lahoud. Et il a empêché le désarmement des milices que cette résolution commandait. Le retrait de ses troupes, également ordonné dans le texte, n'a eu lieu qu'après l'assassinat du président Rafic Hariri, en 2005, sous le double effet de la révolution du Cèdre et de l'indignation internationale. Pour tout ramasser, l'histoire montre qu'en définitive ce sont les parties hostiles à l'idée d'un État du Liban souverain qui contrecarrent le plus ses institutions, l'armée en tête, et leur rendent difficile de se déterminer en tant que levier d'autorité.