En quelques minutes, certains quartiers de la capitale ont basculé dans un climat de guerre civile et la discorde interne, tant redoutée entre sunnites et chiites, a failli devenir une réalité. Trois jours après les incidents de Bourj Abi Haïdar, les questions demeurent nombreuses et l'angoisse d'une réédition à plus grande échelle de ce scénario lamentable est bien réelle. Ce qui s'est passé est d'autant plus inattendu, voire absurde, que les affrontements ont opposé des alliés traditionnels, le Hezbollah et les Ahbache, groupe considéré comme proche de la Syrie, tout en étant un rival irréductible du Courant du futur, refusant obstinément la moindre alliance électorale avec lui, même du temps de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri. Et pourtant, le bilan des quelques heures d'affrontements est bien lourd : trois victimes, dont le responsable du Hezbollah dans la région, Mohammad Fawaz, et un de ses hommes, ainsi qu'un membre de l'association des Ahbaches. Aucune des deux parties ne peut - et d'ailleurs aucune ne l'a fait - arguer de l'existence d'éléments indisciplinés pour justifier l'injustifiable, puisque les protagonistes étaient identifiés depuis les premières secondes de l'incident.
Selon des habitants du quartier, proches du Hezbollah, l'association des Ahbache tenait mardi soir un iftar près de la mosquée de Bourj Abi Haïdar. Les responsables de la sécurité au sein de l'association ont voulu dégager les voies permettant l'accès à la mosquée et au lieu où se tenait le iftar. Ils ont alors demandé au responsable du Hezbollah dans le quartier de déplacer sa voiture garée dans un lieu qu'ils ont considéré comme une menace pour la sécurité des participants à la cérémonie. Il y aurait eu un échange peu amène entre Mohammad Fawaz, qui était accompagné d'un de ses hommes, et les membres des Ahbache. Ces derniers auraient tiré des coups de feu tuant immédiatement les deux membres du Hezbollah.
Les Ahbache nient cette version, démentant avoir tiré en premier. Pourtant, il est quasiment certain que Fawaz a été tué dès les premières minutes du conflit et cette mort aurait entraîné la suite des événements. Les témoins précités affirment que Fawaz est connu dans le quartier car chaque fois qu'il y a des tensions communautaires, on fait appel à lui pour les régler. Sa mort aurait constitué un véritable choc pour ses hommes et elle aurait donc provoqué les dérapages qui ont suivi. Privés de leur responsable, les membres du Hezbollah ont violemment réagi, s'appelant les uns les autres à une mobilisation générale à Bourj Abi Haïdar et dans les quartiers voisins, provoquant ainsi une sorte de guerre des rues qui a rappelé aux habitants de la capitale les pires moments de la guerre civile.
Comment un tel incident a-t-il pu se produire, c'est la question qui est sur toutes les lèvres, et en particulier au sein du Hezbollah. Certaines sources proches du parti laissent entendre que les Ahbaches ne seraient pas très regardants sur l'appartenance de leurs nouvelles recrues et se seraient ainsi laissé infiltrer par des services de différentes appartenances. Ces sources proches du Hezbollah estiment que ce qui s'est passé est un piège dressé au Hezbollah pour l'entraîner dans des affrontements internes et, à la fois, ternir son image tout en le détournant de son objectif principal, la résistance. Selon ces mêmes sources, le piège a d'ailleurs failli fonctionner, puisque pris de court et ne sachant pas vraiment d'où venait la menace, les membres du Hezbollah ont riposté avec violence, avant de se ressaisir et de céder aux appels au calme. Pour le Hezbollah, la mort de son cadre Mohammad Fawaz n'a aucune justification si ce n'est la volonté de le déstabiliser et de l'entraîner dans une discorde interne. C'est ainsi qu'il faut expliquer les propos du chef du bloc parlementaire de la Résistance Mohammad Raad qui a qualifié les incidents de mardi « d'avant-première » et de « répétition générale ».
Le Hezbollah place donc ces incidents dans le cadre de la campagne visant à le dénigrer. Mais, pour lui, la leçon est dure car si les affrontements de mardi prouvent quelque chose, c'est qu'en dépit de toute sa vigilance, il est facile de l'entraîner dans des petites guerres qu'il ne souhaite pas. Mais, selon ses proches, s'il a réagi avec une telle violence, c'est justement pour dissuader ceux qui préparent et planifient de tels incidents de rééditer une telle expérience. Il aurait aussi voulu montrer à ceux qui ont encore des doutes sur la question qu'il n'hésitera pas à riposter s'il était attaqué, quelle que soit l'identité de l'attaquant.
Une question hante pourtant les milieux de l'ex-opposition : qui se tient derrière les Ahbache ? Traditionnellement, cette formation est considérée comme proche de la Syrie et la convocation par les autorités syriennes hier des responsables de la formation est la preuve de l'influence que la Syrie continue à exercer sur elle. Les autorités syriennes ont donc réagi rapidement pour circonscrire toute divergence entre le Hezbollah et les Ahbache, mais ceux-ci ont-ils agi suite à un encouragement syrien ou sur une initiative personnelle ? La Syrie chercherait-elle à aiguiser les tensions internes pour mieux se présenter ensuite en pompier, ou bien n'a-t-elle aucun rôle dans les affrontements de mardi sinon la volonté de les circonscrire et d'éliminer toute tension entre ses alliés ?
La réponse à cette question n'est pas encore très claire, même si, au sein du Hezbollah, la tendance est de croire que la Syrie joue franc jeu et que les Ahbache auraient été sensibles à d'autres conseils. Ce qui est sûr, c'est que cet incident est intervenu à une période très sensible pour le Hezbollah, au cours de laquelle il est particulièrement aux aguets, se sentant constamment pris pour cible. Les deux camps ont décidé de surmonter ce tragique épisode et de renouer le dialogue entre eux, tout en s'en remettant à l'enquête menée par l'armée libanaise. Il reste que les affrontements de mardi montrent à quel point la situation reste précaire au Liban. Ils montrent surtout que les appels au calme ne peuvent pas remplacer une décision réelle de résoudre les conflits en suspens.