Mardi soir, le quartier de Bourj Abi Haïdar a été le théâtre, la cible, de ce même scénario, ce même type d' « incident isolé ». Pendant plusieurs heures, les miliciens du Hezbollah et de l'organisation fondamentaliste sunnite des « Ahbache » se sont affrontés aux roquettes de type RPG et aux armes automatiques et de moyen calibre. « L'incident » a, certes, revêtu au départ un caractère « personnel et limité », comme ont tenu à l'afficher publiquement les responsables des deux parties. Il reste qu'en guise d' « incident qui n'avait aucune portée politique », des centaines de miliciens ont pris le contrôle de la rue, comme une traînée de poudre, et les tirs nourris se sont poursuivis plusieurs heures, s'étendant rapidement à plusieurs autres quartiers de Beyrouth-Ouest.
Comme à l'accoutumée en pareille situation, les spéculations vont bon train pour déterminer si oui ou non il y a eu complot et manipulation, si un service quelconque (souvent étranger) a télécommandé « l'incident » dans un obscur but géopolitique et pour servir une raison d'État totalement étrangère à l'État libanais. Le cas précis de Bourj Abi Haïdar se porte, à l'évidence, à moult analyses. Dans un souci de rigueur, il faudrait cependant attendre d'être en possession d'informations précises et crédibles avant de fixer les tenants et les aboutissants des accrochages de mardi soir. Il reste que, d'emblée, quelques constatations particulièrement significatives s'imposent...
Comme l'a souligné le député Ahmad Fatfat, le fait même que l'accrochage de départ ait rapidement dégénéré et se soit étendu en un très court laps de temps à plusieurs quartiers constitue un indice probant que les passions, à caractère sectaire, sont exacerbées au plus haut point. Les témoignages recueillis hier dans les rues le prouvent : les séquelles de la déplorable offensive que le Hezbollah avait lancée le 7 mai 2008 contre les médias et les permanences du Courant du futur dans plusieurs quartiers de Beyrouth-Ouest ont laissé un profond ressentiment parmi les habitants sunnites de la capitale. La violence et la rapide extension des affrontements, ainsi que la réaction sunnite dans les quartiers populaires sont l'expression virulente de ce sentiment de frustration, lequel est exacerbé, de surcroît, par l'arrogance des miliciens du Hezbollah dans ces quartiers et leur conviction d'être au-dessus de la loi et que « tout leur est permis depuis le 7 mai 2008 », comme il ressort de certains témoignages. À tel point que d'aucuns relèvent à cet égard que le parti chiite commet peut-être l'erreur, voire l'impair, de faire fi de certaines spécificités propres à Beyrouth-Ouest.
Une autre constatation s'impose - incitant des observateurs à se lancer dans des analyses peut-être hâtives et prématurées : les accrochages ont opposé la tête de pont iranienne au Liban, le Hezbollah, à une organisation sunnite réputée pour être très proche du régime syrien. Et parallèlement, « l'incident isolé » de mardi est intervenu dans un contexte explosif lié à l'enquête du Tribunal spécial pour le Liban et à l'acte d'accusation qui devrait être rendu public d'ici à la fin de l'année. Le Hezbollah a-t-il voulu présenter un « échantillon » de ce qu'il pourra provoquer à Beyrouth si le TSL va de l'avant dans l'acte d'accusation le mettant en cause dans l'assassinat de Rafic Hariri et de ses compagnons ? Ou, au contraire, les accrochages de mardi seraient-ils une nouvelle manœuvre syrienne visant à placer le pays au bord du gouffre de combats sunnito-chiites pour tenter de préparer le terrain à un « come back » de Damas par la grande porte ? L'ex-ministre Wi'am Wahhab, connu pour ses liens très étroits avec la Syrie, a, d'ailleurs, souligné hier sans détour qu'une reprise de la petite « guerre » sunnito-chiite entraînerait un retour des forces syriennes. En clair, le régime syrien retournerait, le cas échéant, à son rôle préféré de pyromane-pompier...
D'autres analystes vont plus loin dans leur lecture des affrontements de Bourj Abi Haïdar pour affirmer que l'on a assisté à un début de divorce, dans le sang, entre l'Iran et la Syrie sur la scène libanaise, dans le sillage de la dissonance apparue déjà entre ces deux alliés en Irak et au Yémen. Et pour pousser le raisonnement jusqu'au bout, ces observateurs établissent un lien avec le projet de relance des négociations syro-israéliennes par Français interposés.
Avancer tous ces scénarii constitue, certes, une entreprise prématurée. Mais force est de relever que les développements de mardi portent en eux les germes d'une donne politique qui peut facilement évoluer vers l'une ou l'autre des hypothèses précitées.