Hier, dans la matinée, même si le calme avait été rétabli et même si l'armée s'était déployée, l'atmosphère était toujours tendue et le feu couvait sous la cendre. Dans les rues de Beyrouth, on voyait la peur et la haine. Des habitants préféraient se taire, probablement par peur des réactions de leurs voisins, alors que d'autres criaient leur rage, affichant leur ras-le-bol d'une situation qui se prolonge dans la capitale depuis le 7 mai 2008.
Dans la soirée de mardi, le quartier de Bourj Abi Haïdar a été transformé en champ de bataille par deux groupes appartenant à des communautés différentes, mais formant le même camp prosyrien.
Les incidents, au cours desquels des armes automatiques, des grenades à main, des RPG, des B7 et autres sortes de roquettes ont été utilisés en pleine ville, ont fait trois morts et une dizaine de blessés, ainsi que d'importants dégâts matériels.
Le Hezbollah a perdu le chef de ses opérations à Bourj Abi Haïdar, Mohammad Fawaz, et le garde de corps de ce dernier, Ali Jawad. Les Ahbache, qui organisaient mardi soir à Bourj Abi Haïdar un iftar en l'honneur de responsables du mouvement Amal, ont perdu l'un des leurs, Ahmad Omayrate.
Hier, les habitants donnaient deux versions différentes des faits. Selon certains habitants, la rixe a commencé quand un homme du Hezbollah a été empêché de garer sa voiture devant la mosquée des Ahbache. Selon d'autres, tout a commencé quand un responsable du mouvement Amal à bord de sa jeep GMC a roulé, par mégarde, sur le pied d'un militant des Ahbache et il a ensuite appelé à l'aide ses coreligionnaires appartenant au Hezbollah.
Selon les habitants, ce n'est pas la première fois que des rixes éclatent entre le Hezbollah et les Ahbache. Souvent, des bastonnades ont été signalées en pleine rue entre les deux partis. Et à plusieurs reprises, depuis le 7 mai 2008, des échanges de coups de feu ont été enregistrés. Ces incidents avaient été vite circonscrits et n'avaient jamais fait de victimes.
Dans la soirée de mardi, le Hezbollah a ouvert le feu de ses armes automatiques sur le minaret de la mosquée des Ahbache à Bourj Abi Haïdar, il a brûlé - en usant du benzène et des cocktails Molotov - la mosquée des Ahbache à Basta el-Faouka, le dispensaire Ibn-Sina relevant du groupe à Noueiri et l'immeuble Diwan appartenant aux Ahbache dans la même zone.
Un cadavre à l'entrée du parking
Ali Kebbé regarde la devanture de son magasin aux vitres cassées et sa camionnette aux pneus dégonflés. Il est calme. Avec un sourire désabusé, il raconte : « J'ai fermé le magasin, je suis monté à la maison, qui est juste au-dessus de la boutique, pour l'iftar, et ça a commencé. Il était 7h10. Des personnes se sont disputées dans la rue pour une priorité de passage. Ce tronçon est tellement étroit qu'il y a toujours des disputes de ce genre. Et puis il y a eu des coups de feu. Nous avons cru que ça allait s'arrêter, mais ça continuait de plus belle. Nous nous sommes réfugiés à côté de la cuisine, espérant pouvoir manger un peu. Ensuite, j'ai su que le cadavre de Mohammad Fawwaz, le responsable du Hezbollah à Bourj Abi Haïdar, gisait à l'entrée de mon parking. Allez voir, d'ailleurs il y a toujours une grenade qui n'a pas explosé. Nous attendons que l'armée la désamorce. »
Effectivement, à l'entrée du parking de l'immeuble des Kebbé, il y avait toujours dans la matinée d'hier une grenade non explosée et l'on pouvait encore distinguer des traces de sang, celui de Fawwaz, lequel circulait à moto avant d'être abattu par les Ahbache, peu de temps après le début de l'incident qui a duré plusieurs heures.
Un peu plus haut, non loin de la mosquée dont le minaret a reçu plusieurs balles et éclats de roquette, Marwan raconte : « J'ai tout vu. Cela a commencé avec un responsable du mouvement Amal qui avait roulé sur le pied d'un militant Ahbache...Puis je me suis réfugié à la maison. J'ai vu les miliciens du Hezbollah venir dans des minibus, armés jusqu'aux dents, à Bourj Abi Haïdar. Ils avaient des vestes aux poches remplies de munitions, des ceintures de balles, ils portaient des roquettes dans leurs sacs à dos... Ils descendaient à l'entrée du quartier et remontaient à pied jusqu'ici. Ils étaient plus armés que les militaires qui se sont déployés plus tard dans la zone. Ils sont entraînés pour la guerre des rues. »
« Passer par Beyrouth pour libérer Jérusalem »
Dans la rue, on est témoin d'une immense amertume et d'un profond ressentiment chez les sunnites de Bourj Abi Haïdar.
« Trois parties sont responsables de la destruction du Liban : les Palestiniens, les Syriens et le Hezbollah », s'insurge une habitante, alors qu'un homme se demande « si, pour libérer Jérusalem, il faut passer par les quartiers sunnites de Beyrouth ».
Un passant au regard triste dit qu'il est désormais prêt à porter les armes, même contre ses propres voisins qui sont pro-Hezbollah. « Ce matin, je leur ai demandé si ça vaut vraiment la peine de plonger un quartier dans l'horreur pour une simple histoire de priorité de passage, dit-il. Ils m'ont rétorqué que le Hezbollah a eu deux martyrs à Bourj Abi Haïdar dans la nuit. Ce à quoi j'ai répondu qu'on n'est pas martyr quand on meurt à cause d'une rixe qui a éclaté pour une priorité de passage. Depuis le 7 mai 2008, ils croient que tout leur est permis. » « Nous avons ras-le-bol de cette situation », ajoute-t-il.
Beaucoup aussi s'en prennent à l'armée qui s'est déployée dans la nuit de mardi à mercredi dans le secteur. « Oui, bien sûr que l'armée s'est déployée, mais elle n'a pas agi. Elle est restée des deux côtés de la rue à regarder les miliciens, elle n'a arrêté personne », indique une femme. Une autre renchérit : « Avec une armée pareille, je ne me sens pas en sécurité ; les miliciens passaient les armes au poing sous le nez de soldats qui n'ont rien fait. »
Dans une petite ruelle, des militants Ahbache se sont rassemblés à l'entrée d'une permanence d'une ligue kurde où l'on reçoit les condoléances après la mort d'Ahmad Omeyrate.
Un homme, portant oreillette et talkie-walkie, montre les traces d'une roquette qui a visé un immeuble qui abrite les dortoirs des étudiants venus suivre des cours coraniques à la faculté de la charia islamique relevant des Ahbache, à Noueiri. « Chaque année, nous recevons plus de 600 étudiants. Ils viennent du Kazakhstan, d'Indonésie, de Somalie, d'Allemagne, de Russie, d'Afrique, de Jordanie... Ils passent des mois au Liban, deviennent des cheikhs, rentrent chez eux ensuite », raconte-t-il. L'homme qui veut garder l'anonymat « ne comprend toujours pas pourquoi le Hezbollah a agressé les Ahbache ». « Nous sommes dans le même camp. Nous les avons soutenus jusqu'au bout. Pourquoi veulent-ils diriger leurs armes contre nous ? » se demande-t-il.
Un autre renchérit : « À chaque fois que nous avons un problème dans le quartier, nous appelons des responsables du Hezbollah. Ils disent que ce sont des éléments subversifs qui sont dans la rue, qu'ils n'en sont pas responsables. Ils n'interviennent pas pour calmer la situation. »
Il crie sa rage : « Le Hezbollah doit apprendre que tous les sunnites ne sont pas des trouillards, que nous n'agissons pas tous comme le Courant du futur. Nous sommes sunnites et beyrouthins, et contrairement à ce qu'ils pensent, nous ne jetons pas nos armes. Nous combattons jusqu'au bout, jusqu' à la mort. Nous ferons comprendre cela au Hezbollah. » Plus d'un est de son avis. Il poursuit sa tirade : « Nous avons combattu. Ils n'ont pas réussi à entrer dans notre mosquée à Bourj Abi Haïdar. Ils ne sont pas arrivés à leurs fins. C'est pour cela qu'ils ont brûlé la mosquée de Basta et l'immeuble Diwan à Noueiri, pour se venger. »
Les chiites de Bourj Abou Haïdar
Bourj Abi Haïdar abrite un nombre non négligeable d'habitants chiites. Hier, beaucoup d'entre eux, les plus âgés notamment, se sont faits très discrets.
Un homme entre dans une pâtisserie, salue son propriétaire. Le premier est chiite, l'autre sunnite. Il est venu prendre des nouvelles de son voisin. Il indique que tout le monde a tiré sur tout le monde la veille. Il propose de garder la pâtisserie le temps que son voisin aille se reposer. Le propriétaire, le regard triste, refuse la proposition gentiment, ferme sa pâtisserie et rentre chez lui, se rappelant que le quartier de son enfance n'est plus ce qu'il était, qu'il « n'abritait pas autant de personnes non originaires de Beyrouth ».
Un peu plus loin, un homme tient une épicerie. Sur le comptoir, on distingue une caisse où l'on collecte de l'argent à l'effigie de l'imam Moussa Sadr. « L'enfer s'est ouvert hier à Bourj Abi Haïdar. Le quartier a perdu trois jeunes hommes. Deux d'un côté et un de l'autre. Pour moi, tous ces morts sont égaux. Pourquoi attiser la haine entre les Libanais ? » demande-t-il.
Pourtant, un peu plus loin, en descendant encore la rue, de jeunes hommes à mobylette évoquent les Ahabache, un sourire au coin des lèvres. « Ils sont en train de pleurer leur pauvre mort ; vous les reconnaîtrez à leurs barbes. Ils s'appellent tous Abou Jandal, vous ne les raterez pas. »
À Basta el-Faouka, des hommes sont venus prier à l'entrée de la mosquée qui a brûlé la veille. Ici, tout le monde est en état de choc réalisant que des musulmans ont brûlé une mosquée en brisant ses fenêtres, y jetant des cocktails Molotov et répandant de l'essence. La mosquée sent toujours l'essence. Ses tapis sont endommagés, ses ventilateurs placés aux murs ont fondu, et les murs ainsi que le plafond sont noirs de fumée.
Dans la rue, en face de la mosquée, des soldats sont postés. Mais le déploiement de l'armée à Bourj Abi Haïdar et les quelques chars stationnés aux entrées de Basta, de Noueiri et devant certains croisements de Mazraa ne réussiront pas de sitôt à calmer les esprits ou à effacer l'amertume des habitants sunnites de Beyrouth qui se sentent agressés, depuis de très long mois, par l'attitude de certains de leurs concitoyens.